Au cours des dernières années, un changement s’est opéré au sein de la société civile. Les manifestations de rue et les campagnes en ligne ont mobilisé la créativité et capté l’imagination, fait les gros titres et fixé l’ordre du jour. Les mouvements en faveur de l’action climatique, de la justice raciale et de l’égalité des sexes ont modifié les perceptions et les points de vue à une vitesse incroyable. Les mobilisations de masse ont remis en question et parfois même changé les gouvernements.
Bon nombre des mouvements à l'origine de ce changement sont animés par une nouvelle génération de jeunes militants qui ont revigoré des mouvements sociaux plus anciens et créé leurs propres structures de participation, en adoptant des tactiques créatives et en utilisant les nouvelles technologies. Ils représentent le nouveau visage de la société civile et en repoussent les limites, remettant en question les idées reçues sur ce qu'est la société civile, son aspect et son fonctionnement.
Ce rapport résume les résultats d'un projet de recherche participative de 10 mois commandé par CIVICUS et notre équipe d'action jeunesse et réalisé par une équipe intergénérationnelle de 14 chercheurs, dont 11 âgés de 18 à 30 ans. Il s'appuie sur des entretiens menés en 12 langues avec 103 militants de 55 groupes dirigés par des jeunes dans 25 pays, et met en lumière les facteurs qui influencent l'entrée des jeunes dans l'activisme, les tactiques et les outils qu'ils utilisent pour avoir un impact, les défis auxquels ils sont confrontés et les moyens qu'ils utilisent pour les relever, ainsi que les leçons qu'ils tirent - et que nous tirons tous - tout au long de leur parcours.
Avec le soutien de l'Agence norvégienne de coopération au développement.
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Tactiques
L´ÉDUCATION COMME RÉVOLUTION
Education Revolution est un mouvement dirigé par des jeunes qui cherche à transformer radicalement le système éducatif en Irak et dans d’autres pays à faibles revenus du monde arabe. Ses fondateurs sont de jeunes activistes et éducateurs qui se sont réunis pour la première fois en 2015 afin d’offrir des cours informels de pensée critique aux enfants d’âge scolaire.
Au début, l’un des fondateurs se souvient :
Comme nous ne pouvions pas louer ou obtenir un endroit pour mener nos activités, j’ai transformé ma chambre en salle de classe. Nous avons rassemblé les enfants du quartier qui n’avaient pas accès à une éducation de qualité et nous leur avons appris à discuter, à dialoguer et à se forger une opinion en utilisant notre propre matériel pédagogique.
Ils ont commencé à promouvoir leurs activités sur les réseaux sociaux et se sont développés pour intégrer des groupes de volontaires dans les 18 provinces d’Irak et dans plusieurs pays arabes. Ils ont appris par la pratique, en identifiant les lacunes du système éducatif formel et en développant des approches alternatives :
C’était comme une expérimentation. Nous ne disposions d’aucune recherche systématique sur les méthodes les plus efficaces pour nos élèves, et nous avons donc appris [par la pratique] ce qui fonctionnait et ce qui pouvait être fait différemment.
Cet apprentissage a servi de base aux activités de plaidoyer et de campagne d’Education Revolution. Le groupe fait appel aux gouvernements et aux écoles d’augmenter le financement de l’éducation et de remplacer les méthodes traditionnelles d’apprentissage par cœur. Il organise des manifestations coordonnées à l’échelle nationale et travaille en étroite collaboration avec les médias nationaux pour augmenter leur visibilité. En collaboration avec des mouvements similaires dans la région, il a mené une étude dans 22 pays afin de mieux comprendre l’état de l’éducation dans le monde arabe et pour mieux discuter de l’efficacité et de la reproductibilité de ses méthodes.
Bien que le groupe cherche et obtienne des permis pour des activités spécifiques, il n’est toutefois pas enregistré et s’autofinance grâce aux contributions de ses membres et aux dons.
L´ART POUR LA PAIX
En 2014, un groupe de jeunes Syriens a fondé Peace Makers, une organisation visant à construire la paix par le biais de l’art, à célébrer l’héritage syrien et à permettre aux jeunes de jouer un rôle essentiel dans la construction de la paix. L’une des activités les plus populaires de l’organisation est sa tournée pacifique, qui traverse régulièrement 11 régions du pays. Cette tournée évoque l’énergie et l’imagerie d’un bazar, un marché traditionnel qui est aussi un lieu de rassemblement où se tissent des liens sociaux et où la communauté se renforce.
Le bazar itinérant de Peace Makers propose des ateliers de formation, des espaces de dialogue et des performances artistiques. Bien que les restrictions locales limitent les questions abordables, le groupe s’efforce d’en faire un lieu de non-violence où les participants peuvent se détendre et entrer en contact les uns avec les autres. Dirigé par 20 membres principaux, le groupe compte aujourd’hui 700 membres bénévoles et a pu continuer à fonctionner malgré d’importantes restrictions de l’espace civique.
Au Soudan du Sud, Anataban (« Je suis fatigué » en arabe) utilise l’art pour mobiliser les jeunes autour de la paix et de la réconciliation. L’organisation a commencé avec une campagne : en 2016, un groupe de 20 artistes ont produit et partagé une chanson pour exprimer leur frustration face au conflit du pays et lancé un appel à l’action aux autres personnes tout aussi frustrées et en quête de changement. Cela a déclenché un mouvement qui s’est transformé en une organisation de la société civile enregistrée et comptant aujourd’hui 810 membres répartis dans neuf sections au Soudan du Sud et dans les communautés de réfugiés de la région. En 2017, elle a lancé le festival Hagana (« C’est à nous »), qui a attiré plus de 5 000 jeunes issus de diverses communautés ethniques. Au fil des années, le festival a pris de l’ampleur, atteignant 14 000 participants en 2019.
Anataban a utilisé cet appel pour aborder d’autres questions sociales clés. En 2020, elle a lancé « Stop Corona », une campagne créative exhortant les gens à respecter les règles gouvernementales de prévention contre le COVID-19 et leur offrant une plateforme pour faire des suggestions pour enrayer sa propagation. Pour promouvoir une culture du dialogue public, Anataban organise des séances hebdomadaires de poésie à micro ouvert, en s’appuyant sur la tradition locale de diffusion d’invocations par le biais de la musique et de la poésie.
LE THÉÂTRE POUR L’INCLUSION
Les trois fondateurs taïwanais du Théâtre contre le vent ont créé le groupe en 2015, à l’âge de 18 ans. Tous les trois avaient eu des démêlés avec la justice. Ils voulaient aider d’autres jeunes susceptibles d’être confrontés à une situation similaire à raviver leur passion pour la vie et l’apprentissage et à éviter de tomber dans des comportements à risque.
Le groupe utilise le théâtre pour rassembler les jeunes afin qu’ils créent ensemble quelque chose dont ils peuvent être fiers. Grâce à ce processus de co-création, les jeunes gagnent en confiance et acquièrent des compétences utiles à l’embauche. Plus important encore, ils acquièrent un sentiment d’appartenance et d’utilité. L’une des clés du succès du groupe est le fait de cultiver la mentalité « Zhong er » - une référence aux modèles uniques de pensée et de comportement des adolescents – que le groupe réutilise pour renforcer la confiance, en incitant les jeunes à considérer leur jeunesse, leur ambition et leur esprit rebelle comme des « superpouvoirs » qui peuvent les aider à atteindre leurs objectifs
LE CINÉMA AU SERVICE DES DROITS HUMAINS
DAKILA : Collectif philippin pour l’héroïsme moderne a été fondé il y a 18 ans par un groupe d’artistes désireux de s’attaquer au problème de l’apathie politique aux Philippines. Au cours de ce que l’un de ses membres fondateurs décrit comme ses « années rock and roll », DAKILA a fonctionné comme un réseau informel. Il organisait des concerts de musique, des lectures de poèmes et d’autres événements publics pour rassembler les gens et susciter l’intérêt pour des sujets sociaux importants et l’engagement civique. Selon une activiste, « son succès était dû au fait qu’il s’agissait d’une nouvelle façon de mener des actions de plaidoyer et de sensibilisation auprès des jeunes ».
La popularité des artistes a permis au collectif de gagner du terrain, et DAKILA est aujourd’hui une organisation enregistrée, dirigée par ses membres et connue pour ses activités de défense des droits humains et ses campagnes. L’un de ses événements les plus réussis est le festival du film sur les droits humains, qui a commencé comme un petit festival itinérant et s’est développé grâce à des partenariats stratégiques avec des universités, devenant ainsi le principal festival des droits humains aux Philippines. Il se tient dans la zone métropolitaine de la capitale, Manille, et comprend des festivals satellites dans les villes des différentes régions du pays. L’année précédant la pandémie, il a touché environ 80 000 personnes.
LA CULTURE POPULAIRE AU SERVICE DE L’ENGAGEMENT
El Milenio (Le Millénaire) est une plateforme médiatique hondurienne gérée par des jeunes qui vise à offrir aux jeunes un espace pour discuter de questions sociopolitiques. Au départ, la plateforme avait été lancée en tant que blog informel, mais elle s’est développée pour devenir une plateforme médiatique mixte qui publie des articles d’opinion et d’actualité, héberge un podcast et coordonne des campagnes sur les réseaux sociaux ainsi que des événements présentiels.
El Milenio attire les jeunes qui ne s’intéresseraient généralement pas à la politique car son contenu est « numérique, amusant et jeune ». Ses campagnes médiatiques intègrent les tendances populaires auprès des jeunes pour faire passer efficacement leurs messages. « Nous réalisons des campagnes sur les réseaux sociaux accessibles et intéressantes pour les jeunes. Nous adaptons notre contenu à notre public. Pour devenir viral, nous utilisons des photos de célébrités, nous suivons les tendances et nous utilisons les sons viraux de TikTok », explique la directrice du groupe. « Lorsque mes parents ont vu que nous affichions des données sur la participation des jeunes aux élections à côté de photos de Bad Bunny et qu’ils ont eu l’air de ne pas comprendre, j’ai su que nous faisions passer notre message de la bonne manière ».
Dans la perspective des élections présidentielles de 2021, le groupe a créé « Emil », un bot WhatsApp qui fournit des informations vérifiées sur les candidats, notamment leurs domaines d’activité, leurs affiliations à des partis politiques, leurs parcours professionnels et universitaires et leurs propositions de campagne.
BIBLIOTHÈQUES POUR LES DROITS DES PERSONNES LGBTQI+
Drishti est un collectif queer non enregistré, géré par un noyau de 15 jeunes gens. Le groupe est basé dans la région du Haut Assam en Inde, et vise à créer une communauté, une solidarité et une prise de conscience des problèmes sociaux essentiels, notamment liés au genre et à la sexualité.
Drishti a organisé des campagnes publiques et des marches des fiertés, mais elle est surtout fière de son initiative en faveur des bibliothèques. En Inde, les bibliothèques ont toujours été utilisées comme un outil politique pour promouvoir les récits dominants de l’État. Mais Drishti a récupéré cet espace culturel pour la communauté, en ouvrant deux bibliothèques qui accueillent les membres de la communauté, en particulier les enfants, pour qu’ils se réunissent et échangent librement leurs idées.
Les bibliothèques sont à la fois des espaces artistiques et des centres d’apprentissage où des bénévoles organisent des ateliers informels sur le genre, l’identité et d’autres sujets d’intérêt social. Chaque bibliothèque est également équipée pour fournir un logement temporaire aux membres de la communauté qui en ont besoin, y compris les jeunes LGBTQI+.
UN RÉSEAU LATINO-AMÉRICAIN
AGloJoven (Alliance mondiale de jeunes politiciens) est un réseau latino-américain de jeunes politiciens récemment créé, qui s’est engagé à accroître la participation des jeunes à la vie politique. Ses membres fondateurs se sont réunis lors de la première rencontre mondiale des jeunes politiciens à Bogota, en Colombie, en janvier 2020. Le réseau a d’abord inclus des activistes de Colombie et du Mexique, puis s’est étendu à la Bolivie, au Guatemala et au Venezuela. La formation du réseau, explique l’un de ses fondateurs, « a été organique. Elle a commencé par le partage et la compréhension de nos besoins communs ».
AGloJoven fonctionne par l’intermédiaire de centres régionaux dans les cinq pays. Chacun est autonome pour s’enregistrer localement, recevoir des fonds et organiser des activités conformes à l’objectif commun de promotion et de défense des droits humains, de la démocratie et d’un programme de consolidation de la paix. Ceux qui ne sont pas en mesure de s’enregistrer localement peuvent transmettre des propositions de financement par l’intermédiaire des autres bureaux.
Ce modèle décentralisé permet aux centres d’échanger et de bénéficier des expériences et des ressources entre eux. Pendant la pandémie de COVID-19, le centre vénézuélien a organisé une série de conférences d’une semaine pour encourager le dialogue public sur des questions telles que les drogues et l’égalité des mariages. Grâce au travail des autres centres pour faire venir des orateurs - y compris des conseillers et des membres du Congrès - de toute l’Amérique latine, l’un des fondateurs d’AGloJoven a fait remarquer que « nous avons délivré un message important aux jeunes : on peut être fidèle à soi-même et réussir en politique ». Environ 150 personnes ont participé à l’événement.
L’EXPÉRIENCE DES MOUVEMENTS DE DIASPORA
La collaboration entre mouvements semble être particulièrement fréquente parmi les groupes de diaspora. Deux cas parmi les groupes impliqués dans cette recherche se distinguent: ceux des Étudiants pour un Tibet libre, un réseau mondial basé sur des sections rassemblant des jeunes en solidarité avec le peuple tibétain, et le groupe de jeunes de la diaspora ouïghoure POET.
Fondé en 1994, Étudiants pour un Tibet libre est connu pour ses camps d’action, qui proposent des sessions de formation intensive d’une semaine concernant les techniques et stratégies de l’action non violente et de l’organisation de base. Auparavant les camps s’adressaient aux dirigeants actuels et futurs du mouvement pour l’indépendance du Tibet, mais ils se sont récemment ouverts à d’autres, en particulier aux « Hongkongais, aux Ouïghours et aux alliés qui partagent leur vision de la libération collective ». Le premier camp d’action inter-mouvements s’est tenu en Europe au début de l’année 2023, et un deuxième est prévu dans le courant de l’année. Il est ouvert aux mouvements pour le climat, pour les peuples autochtones et pour la justice raciale, comme par exemple Black Lives Matter. Selon le directeur des campagnes du groupe, cette décision découle de la reconnaissance du potentiel du camp pour soutenir ses alliés et de la valorisation de la collaboration entre les mouvements :
Les forces des différents mouvements sont différentes. Par exemple, les Ouïghours ont remporté de nombreux succès en matière de plaidoyer ; les gens peuvent donc s’adresser à eux pour obtenir de l’aide en matière de plaidoyer aux Nations Unies. D’autres mouvements s’adressent au mouvement tibétain pour des campagnes stratégiques. La création d’alliances entre mouvements nous offre la possibilité d’apprendre de nos erreurs, de contribuer au succès des autres et de travailler ensemble à notre libération collective.
Un membre de POET décrit également les échanges récents que le groupe a eus avec des « communautés confrontées à des luttes similaires », notamment des groupes autochtones, palestiniens et hongkongais. Cela s’accompagne d’un processus personnel d’apprentissage et de compréhension :
En grandissant, j’ai toujours pensé que seuls les Ouïghours étaient opprimés. Il est instructif de voir que d’autres personnes ont vécu des expériences similaires. Nous pouvons nous éduquer les uns les autres. Les communautés des Premières nations ont vécu des générations de traumatismes. Elles le vivent encore aujourd’hui.
Défis
RÉDUIRE AU MINIMUM LA DÉPENDANCE À L’ÉGARD DU FINANCEMENT INTERNATIONAL
Les groupes dirigés par des jeunes, qu’ils soient enregistrés ou non, cherchent à minimiser leur dépendance à l’égard des rares financements internationaux. Certains se tournent vers des modèles d’entreprises sociales, développant des sources de revenus indépendantes. Par exemple, ceux qui disposent de compétences techniques en interne recherchent des contrats de consultance rémunérés pour développer des campagnes de communication, organiser des événements ou entreprendre des recherches.
D’autres ont acquis des biens matériels. Un groupe communautaire en Thaïlande, par exemple, a acheté des camions qu’il utilise pour transporter les membres de la communauté aux manifestations et qu’il loue lorsqu’il ne les utilise pas.
Plusieurs groupes ont noué des relations avec des partenaires privés qui peuvent apporter un soutien en nature et un financement plus souple. Par exemple, l’Association panaméenne des débats a conclu un accord avec la chaîne alimentaire Subway, qui fournit des services de restauration pour ses activités dans la capitale. Ce groupe cherche à obtenir des parrainages similaires pour ses sections régionales, car la fourniture alimentaire aux participants est l’une de ses dépenses les plus importantes.
Dans d’autres cas, les groupes ont eu recours au crowdfunding pour couvrir des dépenses que les organismes de financement ne prennent généralement pas en charge. En Thaïlande, des activistes avaient besoin de fonds pour libérer de nombreux jeunes activistes arrêtés en vertu de l’article 112 du code pénal, également connu sous le nom de loi de lèse-majesté. Leur campagne demandait aux gens de faire un don de 112 bahts thaïlandais (environ 3 USD) et a permis de récolter des millions de dollars.
Un groupe dirigé par des jeunes aux Philippines gère un réseau qui implique des jeunes de toutes les principales communautés insulaires du pays. Pour alléger la charge administrative de ses membres et compenser leur manque d’accès au financement, il a pris en charge le travail financier et administratif du réseau, y compris la gestion des subventions, ce qui leur a permis de continuer à ne pas être enregistrés et à fonctionner de manière informelle.
Un activiste philippin décrit la perturbation des activités de son groupe par la police dans le contexte de l’impitoyable « guerre contre la drogue » de l’ancien président Rodrigo Duterte :
Des policiers sont intervenus lors d’un entraînement de jeunes agriculteurs. Ils ont demandé un permis et les objectifs du programme, des informations personnelles, les noms des mères, les dates de naissance et les adresses des participants, puis ont mis fin à l’entraînement. Les informations recueillies peuvent être utilisées pour fabriquer de fausses accusations en matière de drogue. Nous avons décidé d’éviter d’organiser des activités dans ces zones afin de garantir la sécurité du personnel.
Un activiste thaïlandais raconte une expérience d’intimidation par les forces militaires pour désactiver un mouvement de protestation :
Lorsque nous avons manifesté pour la première fois contre le projet industriel du gouvernement, des militaires ont été déployés pour contrôler les manifestations pacifiques. Des militaires armés se sont également rendus dans mon lycée pour s’enquérir de mes déplacements, de mes allées et venues et de mes projets, et pour intimider les élèves et le personnel. Les autorités se sont aussi rendues chez moi pour s’enquérir auprès de ma mère des activités du groupe et des miennes, ont appelé mes amis pour savoir où je me trouvais et leur ont envoyé des messages sur leurs numéros personnels.
CONTROVERSES AUTOUR DU VOLONTARIAT
Le volontariat est un sujet controversé parmi les groupes dirigés par des jeunes. Nombre d’entre eux le considèrent comme essentiel non seulement pour leurs activités, mais aussi pour les valeurs et la culture de leur organisation, comme l’explique une membre d’El Milenio :
Nous pensons que la crédibilité du mouvement est renforcée par le volontariat. Notre organisation est très accommodante et flexible, étant donné qu’il s’agit d’un travail bénévole. Nous sommes ouverts les uns aux autres quant au temps que nous pouvons consacrer, et nous ne demandons pas aux gens de s’engager plus qu’ils ne le peuvent. C’est la culture des milléniaux. Participer n’est pas un devoir, c’est ce que nous voulons faire. Plus qu’un devoir, c’est une conviction.
D’autres, en revanche, s’opposent fermement au travail non rémunéré et cherchent donc à minimiser leur dépendance vis-à-vis des volontaires. Comme le dit un membre de ReFuse, un groupe libanais:
Nous avons très peu de bénévoles et nous faisons de notre mieux pour ne pas compter sur eux, car nous pensons que chacun doit être rémunéré pour son travail.
Une membre de Voto Joven au Venezuela ajoute quelques considérations pratiques qui ont conduit le groupe à chercher des « alternatives au volontariat non rémunéré » :
Les jeunes ont besoin de leur temps pour être économiquement viables. Mais les donateurs ne comprennent pas la nécessité de rémunérer les volontaires, alors que c’est essentiel à la durabilité. Le taux de rotation des bénévoles est très élevé et chaque fois que quelqu’un part, nous perdons des connaissances et nous finissons par devoir refaire le même travail.
Ces deux points de vue opposés se retrouvent aussi bien dans les groupes informels que dans les groupes établis.
GESTION DU RENOUVELLEMENT DE L’ÉQUIPE ET MAINTIEN DE L’ENGAGEMENT
El Milenio au Honduras est une organisation de bénévoles : elle dispose d’une équipe principale de 20 bénévoles qui gèrent les opérations quotidiennes et d’un réseau de plus de 100 bénévoles qui contribuent aux articles, cocréent des campagnes et participent aux activités. Les membres fondateurs et les anciens volontaires participent à un groupe consultatif mais ne sont pas considérés comme des membres actifs : pour maintenir l’engagement, le groupe a mis en œuvre une politique stricte de renouvellement des générations qui exige que les personnes âgées de plus de 26 ans passent le relais à des activistes plus jeunes. Cela permet de prévenir l’épuisement professionnel et de s’assurer que les rôles restent entre les mains de personnes engagées à un moment de leur vie où elles peuvent y consacrer du temps et de l’énergie. Grâce à cette politique, El Milenio peut anticiper le moment où des membres clés quitteront l’organisation, ce qui permet une transition fluide et une plus grande continuité. En RDC, LUCHA est également entièrement gérée par des bénévoles. Malgré les risques considérables auxquels sont confrontés ses membres en raison de leur activisme, le groupe parvient à conserver un grand nombre de sympathisants en proposant de multiples formes d’engagement qui requièrent différents niveaux d’implication. Il existe trois catégories de membres : les sympathisants, qui croient en la mission de LUCHA et lui apportent un soutien financier mais ne participent pas à ses activités ; les activistes juniors, ou membres bénévoles qui participent aux réunions et aident à mener à bien les activités ; et les initiés, qui ont un accord écrit et font partie de l’équipe dirigeante. LUCHA maintient le soutien des bénévoles en faisant correspondre les intérêts individuels aux besoins du mouvement. Lors de leur adhésion, les volontaires suivent un processus d’orientation et de formation et sont invités à identifier trois des cinq groupes de travail disponibles qu’ils souhaiteraient rejoindre. Ils sont ensuite affectés à un ou deux de ces groupes en fonction des besoins de l’organisation.
En 2020, les mouvements de jeunesse thaïlandais ont déclenché la plus grande vague de manifestations antigouvernementales depuis le coup d’État militaire de 2014. Or, le régime s’est réaffirmé par la persécution et la peur. Il a harcelé, arrêté, poursuivi et condamné des activistes, tout en augmentant les restrictions sur le travail de la société civile. Un groupe thaïlandais prodémocratie a réagi en créant un « village » où les activistes qui ont participé à des manifestations anti-gouvernementales peuvent se réfugier. Le village offre un espace sûr où les activistes peuvent se reposer, se regrouper et élaborer des stratégies. En outre, l’initiative offre un soutien aux activistes écologistes déplacés par des projets de développement à grande échelle, offrant ainsi un espace de connexion entre les différents mouvements.
FAIRE TOMBER LES BARRIÈRES CULTURELLES
Le With Red & Period Mueum de Taïwan collabore avec des leaders religieux et culturels pour faire évoluer les mentalités sur les menstruations. Selon des croyances largement répandues, il est interdit d’entrer dans les temples religieux lorsque l’on a ses règles. Cela perpétue l’idée sous-jacente que les menstruations rendent les femmes « impures ». Dans les temples, les gens collectent souvent des amulettes. Le groupe produit et distribue donc des amulettes avec des messages positifs sur la menstruation, qui sont approuvées par les temples très influents.
Chacha Emprende, une initiative bolivienne fondée par des jeunes pour lutter contre la violence sexiste et la stigmatisation sociale qui limite l’accès des femmes à la prise de décision, utilise un programme d’éducation holistique pour promouvoir de « nouvelles masculinités ». Le groupe organise des ateliers qui donnent aux jeunes hommes autochtones une formation entrepreneuriale dans des activités traditionnellement considérées comme « féminines », telles que la cuisine et l’artisanat. Cela favorise une meilleure compréhension et un plus grand respect de ces métiers. Guidés par un aîné autochtone, les participants parlent du chacha-warmi - la dualité homme-femme dans le monde autochtone aymara - et explorent les façons dont les traditions ancestrales encouragent l’égalité et le respect entre les sexes
DÉCOLONISER LES SYSTÈMES DE CONNAISSANCE
En Thaïlande, un réseau communautaire qui défend les droits fonciers et collectifs collabore avec des universitaires locaux afin de recueillir et de systématiser les preuves qui alimenteront le travail de plaidoyer. L’un de ses membres souligne l’importance de ces partenariats :
Nos activités ont été un succès parce que nous avons accès à des données approfondies. Lorsque les autorités ou les entreprises tentent de nous discréditer, nous pouvons réfuter leurs affirmations à l’aide d’informations recueillies en temps réel par des membres de la communauté, mais examinées et étayées par des universitaires.
En partenariat avec des universitaires locaux, le réseau a récemment mené une étude sur l’agriculture régénératrice, dans laquelle les agriculteurs alternent différents types de cultures au fil du temps, et sur sa relation avec la pollution de l’air. Il cherche désormais à étendre ses partenariats universitaires :
Nous avons des liens avec des universitaires plus âgés avec lesquels nous travaillons depuis des décennies, mais nous voulons élargir notre champ d’action à des universitaires plus jeunes qui pourraient être en mesure d’apporter une nouvelle approche aux questions des droits fonciers et des droits collectifs.
Après des décennies d’activité au cours desquelles il a choisi de ne pas s’engager avec des mouvements « politiques », le réseau a récemment uni ses forces à celles d’autres mouvements de jeunes qui militent pour une réforme du gouvernement. Il l’a fait sous l’impulsion de ses jeunes membres, qui considèrent que leur mission organisationnelle est liée à des objectifs politiques de portée plus large.
Plusieurs groupes décrivent les déséquilibres de pouvoir au sein des communautés militantes comme un obstacle au progrès. Uquira est un réseau féministe intersectionnel non enregistré, dirigé par des bénévoles, qui fait progresser les programmes afro-féministes et queer au Venezuela, et fait partie de ceux qui luttent pour se faire entendre parmi les voix qui dominent de la communauté militante :
Les activistes LGBTQI+ sont essentiellement des hommes. Le leadership est dominé par les hommes ; ils sont les porte-parole, mais ils ne comprennent pas les points clés du plaidoyer. La situation est différente lorsque ce sont des femmes qui dirigent.
Tout en reconnaissant que le travail militant est toujours difficile, l’activiste souligne que le fait qu’elles soient « des femmes, qu’elles fassent partie de la communauté LGBTQI+ et qu’elles incommodent » aggrave la situation.
D’autres réseaux féministes font état de luttes similaires. Une organisation féministe intersectionnelle basée en Indonésie, qui a requis l’anonymat, déclare qu’elle reçoit des menaces à la fois du gouvernement et des organisations conservatrices de la société civile qui considèrent le féminisme comme un programme occidental.
Parmi les autres déséquilibres de pouvoir, citons les tensions entre les activistes ruraux et urbains, les activistes transgenres et cisgenres, les groupes de différentes générations, les activistes de l’intégration des personnes handicapées et les activistes conventionnels, ainsi qu’entre les différentes factions idéologiques d’un même mouvement. Ce dernier point est souligné par un activiste thaïlandais qui reconnaît que « les conflits internes et le manque de confiance au sein du mouvement ont contribué à notre échec ».
GÉRER LA RÉUSSITE
Pour gérer et assurer le financement de son portefeuille croissant de projets relatifs aux droits humains, DAKILA a créé et enregistré une organisation sœur. Cela lui a permis d’assurer une gestion efficace tout en restant un groupe militant qui permet à ses membres d’expérimenter avec de nouvelles idées. Bien que le groupe reconnaisse que le maintien de deux organisations est une solution gourmande en ressources, ils estiment que cela leur a permis de développer les systèmes dont ils avaient besoin pour soutenir la croissance tout en conservant l’étincelle créative de ses débuts, il y a 18 ans. La séparation des structures militantes et de gestion a également aidé DAKILA à minimiser les risques.
S’il n’y a pas de financement, nous pouvons toujours abandonner les activités liées aux projets. Toutefois, nous ne renoncerons jamais à DAKILA, car nous sommes convaincus que l’esprit de communauté qu’incarne DAKILA est ce qui alimentera toujours la création de mouvements.
Apprentissages
Remerciements
L’analyse contenue dans ce rapport n’aurait pas été possible sans la contribution et les idées de nombreux activistes qui ont généreusement donné de leur temps et de leur expertise et ont partagé leurs histoires. Nous remercions les groupes et les mouvements qui ont participé aux entretiens qui alimentent ce rapport :
Action pour la Promotion des Jeunes et Enfants Communicateurs, Mali | Anataban, Soudan du Sud | Association de la jeunesse rohingya, Bangladesh | Association nationale d’infirmité motrice cérébrale, Ouganda | Association panaméenne des débats, Panama | Association Parlons-Jeunesse, Mali | Basreon Volunteer Team, Iraq | Burma Support, Myanmar | Centre international de psychologie de la paix, Cachemire | Chacha Emprende, Bolivie | Conseil de la démocratie de Hong Kong, Hong Kong/États-Unis | Coordination d’Organisations de Secours d’Urgences et Aide au Développement, Congo | CTJ Rutshuru, RDC | DAKILA : Collectif philippin pour l’héroïsme moderne, Philippines | Djerba Insolite, Tunisie | Drishti, Inde | Éducation et développement de la sagesse pour les femmes rohingyas, Bangladesh | Education Revolution, Iraq | El Milenio, Honduras | Étudiants pour un Tibet libre, ÉtatsUnis | Fondation Civitas, Venezuela | Greenish, Egypte | Groupe Féministe XX, Iraq | LUCHA, RDC | Ma’Mara Sakit Village, Soudan du Sud | Naffe Tusobola, Ouganda | Ngwe Oo Guru Lay Myar, Myanmar | Observatoire de la jeunesse, Venezuela | Peace Makers Organisation, Syrie | Peuple du Turkistan oriental, Australie | ReFuse, Liban | Rohingya Peace Innovation Unity, Bangladesh | Safai Sena, Inde | Savoir Vivre, RDC | Show Abilities Uganda Eastern/Central/Northern/Western, Uganda | Tarim Network, Royaume-Uni | Thaluwang, Thaïlande | Transmen Collective, Inde | Uquira, Venezuela | Voto Joven, Venezuela | With Red & Period Museum, Taïwan | Word Smash Poetry Movement, Zambie
Nous sommes particulièrement reconnaissants aux activistes du Bangladesh, de l’Indonésie, du Mali, du Myanmar, des Philippines et de la Thaïlande qui ont demandé à rester anonymes pour des raisons de sécurité, mais qui ont fourni des informations et des points de vue précieux sur les efforts qu’ils continuent de déployer sans laisser la peur entraver leurs rêves.