NOUVELLE-CALÉDONIE : « Les élections législatives en France auront un impact sur notre avenir »
CIVICUS discute avec Nathalie Tehio, présidente de la Ligue des Droits de l’Homme, des récentes manifestations contre les changements électoraux imposés par le gouvernement français en Nouvelle-Calédonie.
En mai 2024, des manifestations ont éclaté en Nouvelle-Calédonie après l’adoption par le Parlement français d’une loi qui aurait permis à un plus grand nombre d’allochtones de voter. Le gouvernement français a présenté cette mesure comme une réforme démocratique, mais de nombreux Kanaks, qui représentent environ 40% de la population, ont vu s’éloigner les perspectives d’indépendance. Lorsque des affrontements entre manifestants indépendantistes et forces de l’ordre ont débouché sur des émeutes, les autorités françaises ont déclaré l’état d’urgence, déployé des troupes et interdit TikTok. Le gouvernement français a suspendu les changements électoraux, mais a récemment arrêté certains dirigeants indépendantistes, et la situation reste tendue.
Quel est le statut politique de la Nouvelle-Calédonie et comment cela affecte-t-il sa gouvernance ?
Les Accords de Matignon-Oudinot de 1988, l’Accord de Nouméa de 1998, et la loi organique de 1999 ont conféré à la Nouvelle-Calédonie un statut particulier au sein de la République française, transférant de nombreuses compétences à l’exception des compétences régaliennes -l’armée, la police, la justice et la monnaie- dans le cadre d’une « souveraineté partagée ». Un titre a été ajouté à la Constitution française concernant les « dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie ».
Ce titre prévoyait un gel du corps électoral pour les trois référendums d’autodétermination et les élections provinciales, ces dernières déterminant la composition du Congrès qui élit le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie. Pour voter aux élections provinciales, il fallait être né avant 1998 et justifier de dix ans de résidence en Nouvelle-Calédonie. Les autres élections suivent les règles nationales françaises.
Qu’est-ce qui a déclenché les récentes manifestations ?
L’accord de Nouméa prévoyait un transfert progressif de souveraineté, ainsi que trois référendums d’autodétermination organisés en 2018, 2020 et 2021. La coalition indépendantiste, le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), avait demandé le troisième référendum, mais a ensuite refusé la date en raison de la pandémie, qui a touché tardivement la Nouvelle-Calédonie. En 2021, de nombreuses familles étaient en deuil et la campagne électorale ne pouvait pas se tenir correctement en raison des restrictions.
Le gouvernement français a maintenu la date du référendum, que le FLNKS a appelé à boycotter. Cet appel a été largement suivi par les Kanaks, ce qui s’est traduit par un taux de participation de seulement 43,90%, contre 85,64% lors du deuxième référendum en 2020. Dans les îles Loyauté, la population, essentiellement kanake, s’est abstenue à 95,46%, et dans la province nord à 83,38%. Malgré cela, le gouvernement français a reconnu les résultats et a déclaré l’Accord de Nouméa caduc, incitant les responsables politiques locaux à trouver un nouvel accord, notamment sur le corps électoral.
En l’absence d’accord, le gouvernement a décidé de modifier le corps électoral par une réforme constitutionnelle, permettant à toute personne ayant dix ans de résidence en Nouvelle-Calédonie de voter aux élections provinciales. Cela a déclenché des tensions car le peuple Kanak, déjà minoritaire en raison de la colonisation et du boom du nickel des années 1970, voit cela comme une menace de dilution de leur représentativité dans les institutions et la fin du processus de décolonisation.
Depuis le référendum de 2021, l’Union calédonienne, membre du FLNKS, a créé la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), qui a organisé des manifestations contre cette réforme électorale. Le gouvernement français a ignoré nos alertes en cas de passage en force, et les manifestations ont dégénéré en barrages et en incendies à Nouméa, la capitale, et aux alentours, conduisant à un couvre-feu, l’état d’urgence, et le blocage de TikTok. L’armée a été déployée Des témoignages font état d’exactions des forces de l’ordre et de la formation de milices anti-kanaks.
Comment les dirigeants autochtones kanak ont-ils réagi ?
Les dirigeants kanaks ont appelé au calme, mais n’ont pas été écoutés, ni les coutumiers ou le président du gouvernement.
Le FLNKS a refusé de dialoguer avec les trois hauts fonctionnaires accompagnant le président français Emmanuel Macron lors de sa visite éclair, réclamant une résolution politique du conflit.
La présidente de la province Sud et l’un des ex-députés tiennent des propos enflammés sur le rattachement à la France. Un autre courant loyaliste, incarné par le second ex-député et la maire de Nouméa, prône le dialogue et la recherche d’un nouvel accord institutionnel. Certains indépendantistes sont favorables à un dialogue avec ce courant du parti loyaliste. Le parti Éveil océanien, représentant la communauté wallisienne et futunienne, juge le référendum de 2021 comme un « non-sens politique » et pourrait jouer un rôle dans une mission de dialogue si le gouvernement français adopte une position de neutralité, comme promis dans le préambule de l’Accord de Nouméa.
Comment la société civile promeut-elle la paix et la réconciliation en Nouvelle-Calédonie ?
La Ligue des Droits de l’Homme a contribué à la signature des Accords de Matignon, à un moment où la guerre civile avait fait plus de 90 morts. Toutefois, récemment, le ministre de l’Intérieur nous a critiqués et a ignoré nos avertissements. On espère que le prochain gouvernement écoutera les voix œuvrant pour la paix.
Jusqu’à présent, les troubles se sont essentiellement limités à Nouméa et aux communes avoisinantes, les provinces des Îles et du Nord étant peu affectées. Cela montre que le processus de paix a tissé des liens entre les communautés. En 2022, une statue symbolisant la poignée de main entre Jacques Lafleur (loyaliste) et Jean-Marie Tjibaou (indépendantiste) a été inaugurée sur la place de la Paix (Koo We Joka). Des femmes ont appelé à un rassemblement pour la paix sur cette place.
La société civile calédonienne, profondément attachée à ce pays, peut encore œuvrer à un destin commun si la France respecte ses engagements dans le processus de décolonisation acté par l’Accord de Nouméa.
La France doit mener des enquêtes impartiales pour rétablir la paix par des voies légales. Les responsables politiques indépendantistes et loyalistes doivent s’engager à reconstruire un destin commun et à lutter contre les inégalités sociales, causes profondes de la révolte des jeunes Kanaks.
La société civile doit influencer les élus pour œuvrer en ce sens et exiger une justice impartiale. La décision de transfert en détention provisoire des dirigeants de la CCAT en France, à plus de 17.000 km, au détriment de leur vie privée et familiale et des droits de la défense, a été suivie de nouvelles émeutes, y compris cette fois dans le Nord et dans une des îles Loyauté.
Les élections législatives en France auront un impact sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie, et il est crucial que le dialogue et un accord pour un destin commun soient soutenus et recherchés.
Entrez en contact avec la Ligue des Droits de l’Homme via son site web et suivez @LDH_Fr et @nathalietehio sur Twitter.