GUATEMALA : « Les manifestations reflètent à la fois l’organisation sociale et l’autonomie des citoyens »

Sandra MoraenCIVICUS parle des récentes manifestations au Guatemala avec l’activiste pour les droits des femmes et des personnes LGBTQI+ Sandra Morán Reyes. Avec une longue histoire d’expérience dans les mouvements sociaux, Sandra a été l’une des co-fondatrices du premier groupe de lesbiennes guatémaltèques et l’organisatrice de la première Marche des fiertés du Guatemala, qui s’est tenue en 1998 à Guatemala City. En 2015, elle a été élue députée nationale et est devenue la première députée et politicienne homosexuelle à être élue à une fonction d’élection populaire dans l'histoire de son pays, d’où elle a promu diverses initiatives en faveur des droits des femmes et des minorités sexuelles.

Dans quel contexte les manifestations de novembre 2020 ont-elles eu lieu, et comment ont-elles commencé ?

Un nouveau gouvernement a été inauguré en janvier 2020, et peu après, nous nous sommes retrouvés confinés en raison de la pandémie. Mais en mai ou juin, certains de nos camarades ont recommencé à descendre dans la rue, en partie pour critiquer l’attitude du gouvernement face aux besoins de la population, alors que les effets de la crise générée par la pandémie commençaient à se faire sentir. Soudain, des drapeaux blancs sont apparus, dans les rues, sur les portes des maisons, et entre les mains des personnes et des familles dans les rues ou sur les seuils des portes. Au moyen de ce drapeau blanc, les gens indiquaient qu'ils n'avaient pas assez à manger, et des actions de solidarité ont commencé à se mettre en place, notamment sous la forme de soupes populaires, inexistantes auparavant au Guatemala. Il y a eu un grand mouvement de solidarité entre les gens. Alors que les organisations se consacraient à servir leurs membres, les citoyens ont fait de grands efforts pour apporter un soutien individuel. Il est devenu habituel pour chacun de sortir dans la rue afin de faire profiter les plus démunis de ce dont il disposait. Cela s'est ensuite répété à l'égard de ceux qui ont été touchés par les ouragans et se sont retrouvés sans rien.

Au niveau de l'État, de nombreuses ressources ont été allouées pour atténuer les effets de la pandémie, mais ces ressources n’ont pas été distribuées à la population dont les besoins sont restés insatisfaits, de sorte que la question que les gens ont commencé à se poser était de savoir « où était l'argent ».

Depuis 2017, nous dénonçons ce que nous avons appelé le « pacte de corruption », qui liait des fonctionnaires, des hommes d’affaires et même des représentants de l’église, unis pour la défense de leurs propres intérêts. En 2015, après six mois de manifestations de masse soutenues, le président et la vice-présidente se sont retrouvés en prison, mais les gouvernements qui leur ont succédé ont fini par réaffirmer le même système. Le gouvernement du président Jimmy Morales a unilatéralement mis fin à l’accord avec la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala, et le gouvernement actuel du président Alejandro Giammattei, dans la foulée du précédent, a davantage développé son contrôle de la justice, du Congrès et de toutes les institutions de l’État afin de pérenniser la corruption comme forme de gouvernement.

Les effets du manque d'attention portée aux conséquences de la pandémie et des ouragans Eta et Iota, qui ont frappé en octobre et novembre, ont été aggravés par les attaques contre les fonctionnaires du ministère public qui luttent sans relâche contre la corruption. Le mécontentement s'est accru progressivement jusqu'en novembre, date à laquelle le Congrès a approuvé le budget national pour 2021. Il s’agissait d’un budget très conséquent - le plus élevé dans l’histoire du pays - qui comportait des traces évidentes de corruption, notamment dans le domaine des contrats d’infrastructure, où se concentre l’essentiel de la corruption, mais sans aucune attention pour la santé et l'éducation dans le contexte de la pandémie. Les coupes budgétaires ont même affecté le programme national de nutrition, dans un pays qui connaît un énorme problème de malnutrition infantile. Cela a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Des personnes qui ne sont normalement pas enclines à protester- un chef cuisinier professionnel, un artiste, de nombreuses personnes reconnues dans divers domaines - ont commencé à écrire sur les réseaux sociaux et à s’exprimer contre cette décision. C’est ainsi qu’a été convoquée la première manifestation, et soudain, nous étions 25 000 personnes dans la rue, en pleine pandémie. 

À cette époque, toutes les restrictions pour les déplacements et les réunions avaient été levées, mais la pandémie se poursuivait et le risque de contagion était toujours présent. Personne n’avait prévu une manifestation aussi massive, et pourtant elle a eu lieu. Les manifestations étaient initialement pacifiques, mais dès la seconde, on a constaté des actes de violence et de répression. Un petit groupe a mis le feu au siège du Congrès, un événement qui fait toujours l'objet d'une enquête. Cet événement a été utilisé pour justifier la répression : gaz lacrymogènes, passages à tabac, arrestations et détentions. Lors d’une autre manifestation, un bus a été brûlé. De notre point de vue, ces actes de violence ont été instigués pour justifier la nécessité d’un contrôle policier accru et d’une éventuelle répression des manifestations.

L’appel à la mobilisation a-t-il été lancé exclusivement par le biais des réseaux sociaux ? Qui s’est mobilisé ?

Des appels ont été lancés par le biais des médias sociaux, en direction des classes moyennes principalement, mais les mouvements sociaux et les autorités indigènes ont également fait entendre leur voix. Ces derniers ont joué un rôle de plus en plus important ces dernières années et, dans le contexte de cette crise, ils ont publié une déclaration proposant un conseil gouvernemental réunissant les quatre principaux peuples qui composent le Guatemala - Maya, Xinka, Garífuna et Mestizo - pour ouvrir la voie à une assemblée constituante. Ils ont visité des territoires et travaillé à la formation d’alliances, mais c’est la première fois qu’ils entreprenaient des démarches auprès du gouvernement national, car jusqu’alors ils n’avaient d’autorité que sur leurs territoires. Le rôle qu'ils ont joué est important car l’oligarchie a toujours redouté un soulèvement indigène. Tout comme ils ont été émus par le fait qu’en 2019, la candidate à la présidence du Mouvement populaire de libération, un parti fondé par le Comité pour le développement paysan (CODECA), est arrivée en quatrième position. Une femme maya, une paysanne, peu scolarisée, est arrivée en quatrième position, et cela les a secoués.

Quatre acteurs ont été mobilisés : les peuples indigènes, les femmes, les jeunes et ce que l’on appelle les «  communautés en résistance » - des communautés locales, généralement dirigées par des femmes, qui résistent aux méga-projets d’extraction sur leurs territoires. Les dernières manifestations ont également mis en évidence les résultats de l'unité nouvellement atteinte du mouvement étudiant universitaire : à partir de 2015, les étudiants de l’Université San Carlos de Guatemala, l’université publique, ont défilé aux côtés de ceux des deux universités privées, Rafael Landívar, l’université de la classe moyenne, et l’Universidad del Valle, l’université de la classe plus riche. Le slogan avec lequel l’université publique défilait, « USAC, c’est le peuple » s’est donc transformé en « Le peuple, c’est nous » à partir de cette convergence. Il s’agissait d’un événement historique qui marquait le retour des étudiants universitaires organisés au sein des luttes populaires.

Le rôle de la jeunesse est également visible dans le mouvement féministe, car il y a beaucoup de mouvements de jeunes féministes. En particulier, le collectif Mujeres en Movimiento se distingue comme une initiative influente des féministes universitaires. Les organisations travaillant sur le thème de la diversité sexuelle ont également été présentes, et très actives en ce qui concerne la dénonciation des féminicides et des meurtres de personnes LGBTQI+.

Ces groupes ont été rejoints par une classe moyenne appauvrie par les graves conséquences de la pandémie. Il y avait beaucoup de personnes issues de la classe moyenne dans les manifestations, et de nombreux « cols blancs ». De nombreuses personnes qui n'appartenaient à aucune organisation ou collectif autochtone, d’étudiants ou de femmes sont sortis de leur propre chef, mues par un sentiment de ras-le-bol. Ainsi, les manifestations de novembre 2020 reflétaient à la fois l’organisation sociale et l’autonomie des citoyens.

Que demandaient les citoyens mobilisés ?

Malgré le fait que de nombreux secteurs se soient mobilisés et que les revendications se soient multipliées, la liste des réclamations a été classée par ordre de priorité. Bien que chaque secteur ait présenté ses propres revendications, ils se sont tous ralliés autour de quelques revendications majeures. La principale demande consistait à demander au président d'opposer son veto au budget. En effet, ce qui a déclenché la mobilisation, c'est l'impudence d'un Congrès qui a élaboré un budget qui ne profite manifestement pas aux citoyens du Guatemala mais à son propre intérêt, celui d'alimenter la corruption. Les manifestations ont remporté un succès immédiat, puisque quelques jours après l’incendie du bâtiment du Congrès, celui-ci a fait marche arrière en annulant le budget qu’il avait approuvé. Parallèlement à l’annulation du budget, la demande d’un budget répondant aux besoins de la population a été formulée, mais elle est toujours en suspens.

Suite à la répression des protestations, la démission du ministre de l'intérieur est devenue une réclamation majeure, mais celle-ci n'a pas eu lieu, et ce haut fonctionnaire reste en fonction. La démission du président a également été exigée mais n'a pas eu lieu non plus.

Enfin, la proposition d'une nouvelle Constitution, qui est à l'ordre du jour des mouvements sociaux depuis plusieurs années, a été soulevée à nouveau. En 2015, lors des grandes manifestations qui ont conduit à la démission de l’ensemble du gouvernement, les mouvements sociaux ont constaté que la corruption n’était pas seulement le fait de quelques individus, mais que le système entier était corrompu, et qu’un changement systémique était par conséquent nécessaire. Les organisations des peuples autochtones et paysannes ont élaboré une proposition de changement constitutionnel, basée sur leur demande de reconnaissance des peuples autochtones et la création d'un État plurinational qui leur donnerait de l’autonomie et un pouvoir de décision.

D’autres groupes ont des propositions moins abouties. J’ai été membre du Congrès jusqu’en janvier 2020, et à l’époque, j’ai travaillé avec des organisations de femmes, considérant que cette situation pourrait se produire et que nous devions être prêtes. Nous avons lancé le « Movimiento de Mujeres con Poder Constituyente » afin de formuler une proposition de Constitution nouvelle  selon la perspective des femmes dans toute leur diversité.

Quels sont les principaux changements que vous proposez ?

Notre Constitution a été rédigée en 1985 et comporte une importante section relative aux droits humains; elle inclut la figure de l’Ombudsman, qui était une innovation à l’époque. Mais les droits humains y sont abordés selon une perspective individuelle ; les droits collectifs et les droits des peuples sont absents, tout comme les droits des femmes et des personnes LGBTQI+. Et les innovations les plus avancées en matière constitutionnelle, comme les droits de la nature, sont également absentes. Notre proposition est une proposition politique pour l’émancipation des peuples, des femmes et de la diversité sexuelle. Elle repose sur l’idée d'une économie de la vie, qui place la communauté au centre, et sur une économie féministe qui réorganise le travail et les activités liées aux soins.

Pensez-vous que les protestations vont continuer ?

Oui, les protestations vont se poursuivre. Avec les célébrations de fin d’année, il y a eu une démobilisation, mais ces jours-ci, on a su que le CODECA va de nouveau descendre dans la rue. Le CODECA est une organisation qui travaille normalement seule, elle ne se coordonne pas avec d’autres mouvements sociaux, mais elle a une grande capacité de mobilisation. S’ils retournent dans les rues, ils ouvriront une nouvelle étape de manifestations.

En ce moment, le ministre des Finances élabore un nouveau budget. Il reste à savoir quel montant sera investi dans la santé, l’éducation et la relance de l’économie, mais aussi ce que l’on entend par la « relance de l’économie ». Jusqu’à présent, l’accent a toujours été mis sur les investissements privés internationaux, qui ne font que générer des opportunités pour une intensification de l’exploitation et des méga-projets. Les revendications des populations rurales, paysannes et des peuples autochtones, vont donc continuer à se faire entendre dans la rue.

Pour l’instant, il s’agit d'un appel sectoriel, et pas d’un appel général aux citoyens. Mais iI n’en faudra pas beaucoup pour relancer la protestation citoyenne, car suite aux manifestations de novembre, le président a fait un ensemble de promesses qu’il n’a pas tenues. Le premier anniversaire de son gouvernement a eu lieu le 14 janvier 2021 et les niveaux de soutien qu'il reçoit sont extrêmement faibles. Le Congrès a lui aussi une faible légitimité, étant donné le nombre de députés qui composent le « pacte de corruption », un nombre suffisant pour détenir une majorité ordinaire permettant de faire passer des lois.

Cependant, les gens peuvent avoir peur de se mobiliser parce que nous avons un pic d’infections de COVID-19. Ainis, un autre obstacle à la continuité des mobilisations est l’absence d’un leadership unifié et le fait que la coordination soit limitée.

L’espace civique au Guatemala est classé « obstrué » par le CIVICUS Monitor.
Suivez @sandramorangt sur Twitter.

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