ÉTHIOPIE : « Les élections de juin 2021 sont une question de vie ou de mort pour la démocratie »

CIVICUS s’entretient avec Mesud Gebeyehu sur le conflit politique dans la région du Tigré en Ethiopie et les controversées élections nationales éthiopiennes qui auront lieu en juin 2021, dans un contexte de pandémie et d’état d’urgence prolongé. Mesud est directeur exécutif du Consortium of Ethiopian Human Rights Organizations (CEHRO) et vice-président du comité exécutif du groupe d’affinité des associations nationales de CIVICUS. Mesud est également membre du comité exécutif du Conseil éthiopien des OSC, un organe statutaire établi pour coordonner l’autorégulation des organisations de la société civile (OSC) en Éthiopie.

Mesud Gebeyehu

Quel est le travail du CEHRO ?

Le CEHRO est une coalition nationale d’OSC qui se consacre aux droits humains, à la démocratie et à la consolidation de la paix en Éthiopie. Il a été créé en 2018, avant l’introduction des réformes qui ont suivi la nomination du Premier ministre Abiy Ahmed. Nous nous concentrons fortement sur les droits humains, la démocratie et la résolution des conflits. Récemment, nous nous sommes concentrés sur le renforcement des capacités et la défense stratégique des organisations des droits humains qui avaient été affaiblies par l’ancienne loi sur la société civile. Nous travaillons au niveau national en collaboration avec les ministères et les organismes d’État concernés, tels que la Commission éthiopienne des droits de l’homme et le bureau du procureur général.

Quelles ont été les conséquences du report des élections nationales initialement prévues pour août 2020 ?

Les élections qui étaient initialement prévues pour août 2020 ont été reportées en raison de la recommandation de la Commission électorale nationale éthiopienne aux représentants de la Chambre du peuple. Selon elle, il n’était pas possible de les tenir à ce moment-là en raison des mesures, notamment l’état d’urgence national, déclarées en réponse à la pandémie de COVID-19. Le report des élections a été critiqué par beaucoup de gens, et notamment par des partis politiques tels que le Front populaire de libération du Tigré (Tigray People’s Liberation Front, TPLF), qui est fortement opposé au parti au pouvoir. Le parti au pouvoir, le Parti de la Prospérité, a été accusé d’utiliser l’état d’urgence et d’autres instruments mis en œuvre pour contrôler et prévenir la propagation de la COVID-19, afin de faire avancer son programme politique et de promouvoir les intérêts de ses membres à tous les niveaux.

Des manifestations ont été menées par les principaux dirigeants et groupes d’opposition, tels que le Congrès fédéraliste Oromo et le Front de libération Oromo, qui ont été accusés des violences survenues le 29 juin à la suite de l’assassinat du célèbre artiste Haacaaluu Hundeessaa, en particulier dans la capitale, Addis-Abeba.

L’espace politique s’est encore rétréci en conséquence, car de nombreux dirigeants de l’opposition appartenant au parti du Congrès fédéraliste Oromo, au parti Balderas et au Front de libération Oromo ont été arrêtés et sont toujours poursuivis. Dans le nord, en particulier dans la région du Tigré, il y a eu un grave conflit entre le parti au pouvoir et le TPLF. Pour réprimer le soulèvement, des mesures de répression ont été prises au niveau local et des membres du TPLF ont été criminalisés et tués. Dans le cadre de ces opérations, de nombreux innocents ont été déplacés et des infrastructures publiques, notamment des ponts, des institutions sociales et certains lieux de valeur historique, tels que la mosquée islamique d’al-Nejashi et les ruines d’Axoum, déclarées patrimoine mondial par l’UNESCO, ont été gravement endommagées.

En bref, le report des élections a entraîné des troubles civils, l’arrestation de dirigeants de l’opposition et la destruction massive de biens. Derrière tout cela, il y a eu un différend sur l’interprétation de la Constitution éthiopienne, qui ne contient aucune clause permettant de prolonger le mandat du Parlement au-delà des cinq ans prévus. Lorsqu’elle a été présentée par le parti au pouvoir, la proposition de prolonger le mandat en raison de la pandémie a été rejetée par de nombreux dirigeants et partis d’opposition tels que le Front de libération Oromo, le Mouvement national Amhara et le TPLF. Ces circonstances ont contribué à la violence et aux violations des droits humains, en particulier au Tigré, où des massacres et des crimes génocidaires ont été enregistrés.

L’Union européenne et l’ambassade américaine ont fait des déclarations critiques à ce sujet et ont fréquemment demandé au gouvernement fédéral d’autoriser l’accès à l’aide humanitaire pour les personnes déplacées dans la région. En dehors de cela, nous gardons l’espoir que des élections auront lieu au cours de la première semaine de juin 2021, car ces élections sont une question de vie ou de mort pour la démocratie éthiopienne.

Comment la pandémie de COVID-19 a-t-elle affecté le travail des OSC, en particulier à l’approche des élections ?

En tant qu’OSC, notre travail a été grandement affecté par la pandémie, notamment en termes d’accès aux financements des donateurs, car de nombreux pays donateurs internationaux se concentrent désormais sur leurs propres intérêts et problèmes nationaux. En conséquence, le soutien à la société civile dans le Sud a été réduit, tandis que de nombreux gouvernements dictatoriaux profitent de la pandémie pour supprimer l’espace civique et la démocratie.

En ce qui concerne la participation des citoyens, une grande partie de notre travail devra se concentrer sur l’organisation de campagnes d’inscription des électeurs en face à face et sur les médias sociaux ; cependant, seuls 16% de notre population de 110 millions d’habitants ont accès à internet, ce qui est encore très faible. En outre, il y a eu des coupures de service internet. Nous aurions aimé pouvoir travailler avec des médias locaux proches du gouvernement, mais ils n’ont pas la confiance des communautés locales.

En outre, à la suite des récentes violences politiques, de nombreux médias privés ou d’opposition ont été fermés, ou ont perdu leur soutien financier et sont sur le point de fermer. Cela signifie que de nombreux partis d’opposition, ainsi que la société civile, n’ont pas la possibilité d’entrer en contact avec leur public par le biais des médias. Les dirigeants des partis politiques ont déclaré qu’ils considéraient la possibilité de ne pas participer aux élections. Si cela se produit, ce sera assez destructeur pour une démocratie qui n’est encore qu’un projet en cours.

Que fait la société civile pour tenter de garantir que les élections soient libres et équitables ?

En ce qui concerne la contribution de la société civile aux élections, nous avons plusieurs lignes directrices en préparation. Nous avons récemment lancé un Conseil de la société civile qui représentera la société civile éthiopienne. Jusqu’à présent, cet espace tient bon, car le paysage politique et médiatique change et s’adapte progressivement.

Au CEHRO, nous prévoyons de travailler à l’éducation de l’électorat, d’organiser les OSC nationales et d’ouvrir la communication avec les partis politiques et les médias, ainsi qu’avec les principaux leaders d’opinion, les chefs religieux et les dirigeants de transition, même s’ils ne sont affiliés à aucun parti. Pour l’instant, l’un de nos principaux objectifs est l’inclusion des personnes déplacées internes dans les prochaines élections. Entre 2018 et 2020, le nombre de personnes déplacées à l’intérieur du pays a connu un pic ; en raison de la violence intercommunautaire, notamment dans les régions les plus peuplées d’Éthiopie, il a atteint près de trois millions.

Les recherches que nous avons menées sur cette question montrent qu’il y a actuellement plus de 1,8 million de personnes déplacées à l’intérieur de l’Éthiopie, sans compter les violences récentes dans les régions du Tigré et de Benishangul-Gumuz. Dans la région du Tigré en particulier, plus de 2 millions de personnes ont été déplacées, et plus de 100 000 dans la région de Benishangul-Gumuz. En tenant compte de tout cela, il est possible d’estimer le nombre actuel de personnes déplacées en Éthiopie à environ 4 millions.

Nous espérons que le déplacement sera bientôt résolu. Cependant, il ne reste que quatre mois environ, et il n’est pas possible de garantir que d’ici là, toutes ces personnes seront rentrées chez elles et auront été réintégrées sans heurts dans leur communauté d’origine. Cela peut entraîner des difficultés dans les bureaux de vote, puisque, selon les directives de la Commission électorale nationale éthiopienne, le nombre maximum de personnes pouvant voter dans un bureau de vote est de 700. Étant donné le nombre actuel de personnes déplacées à l’intérieur du pays, cela signifie que plusieurs bureaux de vote supplémentaires devront être organisés dans des endroits désignés pour les personnes déplacées à l’intérieur du pays et, même dans ce cas, de nombreuses personnes pourraient ne pas être en mesure de voter.

L’inclusion des personnes déplacées dans le processus électoral est très préoccupante, car les élections auront des conséquences pour elles. Il est donc particulièrement important que les personnes en situation de conflit puissent choisir une véritable alternative politique qui s’attaque aux causes profondes du conflit et du déplacement. Le défi est que les OSC locales et leurs partenaires internationaux ne sont pas pleinement engagés dans ces questions, que le gouvernement considère comme un problème de sécurité plutôt que comme une question de droits humains.

Quant à savoir si les élections seront libres et équitables, nous sommes inquiets et nous avons des doutes. De nombreux dirigeants de l’opposition ont été emprisonnés et le gouvernement a utilisé son pouvoir pour interdire les rassemblements et les campagnes de l’opposition et limiter leur accès aux médias. Ces problèmes ont été associés à des troubles internes et sont liés entre eux. Dans un tel contexte, la tenue des élections sera une lueur d’espoir, un signe que nous pouvons aller dans la bonne direction pour résoudre ces conflits.

Compte tenu de toutes ces circonstances, nous sommes préoccupés et faisons de notre mieux pour consulter les dirigeants politiques et de la société civile, ainsi que les responsables gouvernementaux, afin d’engager une réflexion à grande échelle sur des questions d’intérêt national, notamment la situation géopolitique critique des relations avec les gouvernements égyptien et soudanais en ce qui concerne le Grand barrage de la renaissance éthiopienne.

Selon vous, que faut-il faire de plus pour garantir des élections libres et équitables ?

Des appels ont été lancés en faveur d’un véritable dialogue, intégrant les voix de la société civile, des universités, des partis d’opposition, des institutions religieuses et des organismes régionaux et internationaux, en particulier dans le cadre du processus de transition.

Depuis le début du débat sur la réforme, il y a eu de nombreuses possibilités pour que ce dialogue se produise, mais le parti au pouvoir n’a pas été ouvert au dialogue. Compte tenu de la situation actuelle, certains pensent qu’il n’est pas pratique à l’heure actuelle de continuer à tenter d’engager un dialogue aussi complexe. Cependant, je crois que la démocratie est un processus et que les élections ne sont qu’une de ses nombreuses composantes. La tenue d’élections et la création simultanée d’opportunités de dialogue pour développer une vision commune en valent donc vraiment la peine. Nous sommes actuellement témoins de certaines des pires violations des droits humains que nous ayons connues dans le pays, et nous avons désespérément besoin de réconciliation, d’une participation significative, d’un dialogue national et d’une compréhension commune entre tous les acteurs concernés. La principale question qui doit être abordée avant les élections est la volonté d’engager le dialogue et la préparation d’un très large dialogue national auquel participent tous les groupes concernés et auquel toutes les institutions politiques, universitaires, de la société civile et publiques ont la possibilité de contribuer.

Quel rôle jouent les institutions internationales telles que l’Union africaine dans la promotion de la paix et de la démocratie ?

L’Union africaine a essayé d’interagir avec le gouvernement ; cependant, le gouvernement fédéral a classé certaines des questions les plus importantes en matière de droits humains comme « affaires internes » et n’a donc pas voulu accepter une intervention directe de l’Union africaine. Je recommande à l’Union africaine et aux autres organisations internationales de ne soutenir le gouvernement fédéral que lorsqu’il agit en toute légitimité, notamment pour assurer la sécurité des défenseurs et des organisations des droits humains. Par exemple, l’Union européenne a suspendu son soutien au gouvernement fédéral en raison du manque d’accès à l’aide humanitaire dans les zones de conflit.

Pour promouvoir la paix et la stabilité dans la région, l’Union africaine doit faire pression pour que des enquêtes soient menées sur les violations des droits humains. Plus important encore, elle doit travailler en étroite collaboration avec le gouvernement fédéral pour fournir des conseils et de l’assistance technique afin de s’assurer qu’il s’abstient de toute action non conforme aux normes et standards adoptés par l’UA. Un soutien important est nécessaire pour permettre à la société civile éthiopienne d’être plus proactive dans ses liens avec la communauté internationale de la société civile et d’utiliser les mécanismes dont dispose l’Union africaine pour faire pression sur les gouvernements africains afin qu’ils adoptent un comportement plus démocratique et donnent la priorité au bien commun.

Quelles sont les perspectives pour la démocratie en Éthiopie ?

Lorsque le changement a commencé en Ethiopie en 2018, nous étions très optimistes. Nous n’avions jamais imaginé que nous pourrions sortir du statut d’État en faillite. Toutefois, l’engagement pris par certains dirigeants de partis politiques de premier plan de mettre en œuvre un changement démocratique n’a pas été bien accueilli par ceux qui ont perdu le pouvoir, qui ont continué à plaider pour une politique de division.

J’espère qu’après avoir été témoin de la violence religieuse et ethnique en Éthiopie, le monde pourra constater que, en tant que pays, nous sommes épuisés par tant d’effusions de sang. Pour 2021 et au-delà, je prévois une politique citoyenne qui devrait inclure, par exemple, des politiques éducatives et économiques qui profitent aux communautés ethniques qui ont été marginalisées pendant des années.

Même si les prochaines élections ne répondent pas aux attentes et n’atteignent pas les normes que nous méritons tous, je continue de croire qu’elles constitueront un tournant, car elles donneront à tous les citoyens une chance égale aux urnes, quelle que soit la communauté ethnique ou religieuse à laquelle ils appartiennent, ce qui nous permettra d’élire un gouvernement légitime. Sur le plan politique, nous aimerions voir l’émergence d’un solide système multipartite, de sorte que le parlement ne soit plus contrôlé par un parti au pouvoir tout puissant, mais qu’il contienne au contraire une grande diversité de perspectives qui se reflètent dans l’élaboration des politiques et où la société civile est reconnue comme un partenaire clé dans la définition du programme national.

L’espace civique en Ethiopie est classé « réprimé » par le CIVICUS Monitor.

Contactez le CEHRO via son site web ou son page Facebook, et suivez @CEHRO1 sur Twitter.

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