DROITS DES MIGRANTS : « L’Europe instrumentalise la souffrance humaine pour dissuader les migrations »

CIVICUS s’entretient de la situation des migrants et des réfugiés en Grèce avec Maya Thomas-Davis, une des personnes chargée de plaidoyer et de communication au Centre Juridique de Lesbos, une organisation de la société civile grecque qui fournit gratuitement des informations juridiques et de l’assistance aux migrants arrivant par la mer à Lesbos, où le centre est basé. Le Centre juridique documente également les violations des droits des migrants, plaide en faveur de voies de migration sûres et légales, et mène des actions de plaidoyer et des litiges stratégiques pour tenir le gouvernement grec, les États membres de l’Union européenne (UE) et les institutions européennes responsables du traitement qu’ils réservent aux migrants.

Maya Thomas Davis

Photo : Centre Juridique Lesbos @Instagram

Quel type de travail le Centre juridique réalise-t-il et comment a-t-il fait face à la pandémie ?

Le Centre Juridique de Lesbos (LCL) est une organisation civile, juridique et politique à but non lucratif basée sur des principes de solidarité et non de charité. Depuis août 2016, il donne accès à l’information, à l’assistance et à la représentation juridique aux migrants arrivant par la mer sur l’île grecque de Lesbos. Le LCL travaille également pour la justice collective et le changement structurel dans le cadre du mouvement de résistance à l’impérialisme des frontières de l’Europe sur plusieurs fronts, y compris le plaidoyer et les litiges stratégiques. Le LCL a été fondé en réponse à la déclaration UE-Turquie de mars 2016, un accord d’une légalité douteuse par lequel l’Union européenne a transformé des personnes en quête de liberté, de sécurité et de dignité en marchandises et en monnaie d’échange : dans cet acte, elle a accepté de verser 6 milliards d’euros au régime autoritaire d’Erdogan en échange du fait que la Turquie joue le rôle de garde-frontières pour la forteresse Europe. Cet « accord » a transformé l’île de Lesbos en un lieu de détention indéfinie pour les migrants. Le LCL offre de l’accès à l’information et de l’assistance juridique en solidarité avec les migrants pris au piège ici, sans perdre de vue le fait que la migration vers l’Europe est intimement liée au passé et au présent impérialistes du continent, et aux intérêts du capitalisme mondial ; que les violations brutales constatées ici sont toujours des choix politiques ; et que les personnes les plus touchées sont les acteurs politiques les plus importants pour contester le système et monter la résistance.

Le LCL a une politique de la porte ouverte, ce qui signifie que nous ne refusons à personne des informations ou de l’assistance juridique parce que son dossier n’est pas assez « solide » ou ne convient pas à un litige stratégique. Nous maintenons cette position car nous pensons que, au minimum, chacun a le droit de comprendre le cadre juridique auquel il est soumis, notamment dans le contexte du droit d’asile, où les conséquences peuvent être une question de vie ou de mort.

Pour faciliter l’accès à l’information, avant l’introduction des restrictions liées à la COVID-19, le LCL avait organisé régulièrement des sessions d’information de groupe sur les procédures d’asile, en plusieurs langues. C’est certainement un aspect de notre travail pour lequel la pandémie a créé des difficultés. Des mesures de confinement, avec des degrés d’intensité variables, sont en place à Lesbos depuis mars 2020. En raison des contraintes de capacité des bureaux imposées par ces restrictions, il nous a été impossible de continuer à organiser des briefings de groupe. Nous avons réussi à maintenir la politique de la porte ouverte avec des horaires stricts, beaucoup d’entre nous travaillant à domicile au moins une partie du temps, et nous essayons de continuer à fournir un accès plus large à l’information par d’autres moyens, tels que les mises à jour en plusieurs langues sur notre site web et les réseaux sociaux.

Comment la situation des migrants et des réfugiés a-t-elle évolué en 2020 à la suite de la pandémie ? 

Alors que la pandémie de COVID-19 se propageait à travers l’Europe, le 1er mars 2020, l’État grec a illégalement suspendu le droit d’asile et a violemment renforcé les frontières. L’UE a fait l’éloge de la Grèce en tant que « bouclier » de l’Europe, et l’Agence européenne pour la gestion des frontières et des côtes, aussi connue sous le nom de Frontex, lui a fourni un soutien matériel croissant. Bien que l’UE se soit livrée pendant de nombreuses années à des violences contre les migrants à ses frontières, les refoulant et leur refusant l’entrée, il semble que les responsables grecs et européens aient cru que la pandémie leur donnerait la couverture parfaite pour intensifier leur attaque contre les migrants en mer Égée, en toute impunité.

Depuis mars 2020, le nombre officiel d’arrivées par la mer en Grèce a considérablement diminué : une baisse de 85% a été signalée par rapport à 2019. Dans le même temps, de nombreux rapports et enquêtes ont révélé que les autorités grecques ont systématiquement recours à la pratique des expulsions collectives, effectuées selon un modus operandi cohérent, avec la complicité avérée de Frontex. Selon tous les témoignages de survivants de ces expulsions, les autorités grecques ont expulsé sommairement des migrants du territoire grec sans enregistrer leur arrivée ni leur faciliter l’accès aux procédures d’asile. Que ce soit au milieu de la mer ou après avoir débarqué sur une île de la mer Égée, les autorités grecques transfèrent de force les migrants dans les eaux turques avant de les abandonner en mer dans des embarcations ou des radeaux de sauvetage inutilisables et en mauvais état, sans se soucier de savoir s’ils vivront ou mourront. Malgré de nombreux rapports, déclarations, enquêtes et dénonciations de cette attaque permanente contre les migrants, les expulsions hors de la frontière égéenne se poursuivent en toute impunité ; en fait, elles constituent la mise en œuvre officieuse des objectifs de l’accord UE-Turquie à un moment où la frontière turque reste officiellement fermée.

Pendant ce temps, à Lesbos, les restrictions liées à la pandémie n’ont fait qu’aggraver la situation de  violence policière, de discrimination et de détention massive effective des migrants. Les restrictions liées à la COVID-19, telles que les couvre-feux et l’obligation d’avoir un permis de circuler, ont été appliquées d’une manière discriminatoire injustifiée. Plus récemment, le 15 février 2021, par exemple, le couvre-feu pour la population générale de Lesbos a été levé entre 18h00 et 21h00 ; cependant, pour les migrants vivant dans le camp, un régime de restrictions distinct a été maintenu, et ils ont été soumis à un couvre-feu plus strict à partir de 17h00. En dehors des rendez-vous médicaux ou juridiques, on n’a autorisé qu’un seul membre par famille à quitter le camp une fois par semaine. Même lorsqu’ils fournissent une justification écrite, l’autorisation de quitter le camp leur est souvent refusée arbitrairement. Lors du contrôle des documents et des permis de circulation, ainsi que lors de l’imposition d’amendes, la police cible de manière disproportionnée des personnes racialisées.

Entre-temps, les changements dans le fonctionnement du Bureau régional d’asile et du Bureau européen d’appui en matière d’asile (BEAMA) à Lesbos, qui menaient des entretiens à distance avec les demandeurs de protection internationale, ont entraîné de nouvelles violations de la procédure. Il s’agit notamment des obstacles à l’accès à l’assistance juridique en première instance et au dépôt de recours en temps utile en raison des restrictions de mouvement liées à la pandémie et de l’accès restreint aux bureaux du BEAMA ; de l’incapacité à garantir la confidentialité nécessaire en raison des entretiens téléphoniques ou vidéo à distance menés via des installations inadéquates ; et de l’incapacité à présenter de manière exhaustive les motifs de la demande en raison des interruptions pratiques et techniques des entretiens d’asile.

En ce qui concerne la situation sanitaire, l’État a systématiquement renoncé à évacuer les personnes à risque des camps surpeuplés et insalubres de Lesbos, où les mesures d’éloignement sont impossibles. Comme le précédent camp de Moria, qui a brûlé en septembre 2020, le nouveau centre d’accueil et d’identification de Mavrovouni/Karatepe - également connu sous le nom de « Moria 2.0 » - est impropre à l’habitation humaine. Comme si les conditions d’hébergement, de soins de santé, d’intimité, de nourriture, d’électricité, d’eau courante, de douches chaudes, de toilettes et autres installations hygiéniques n’étaient pas assez mauvaises, depuis 1926 et jusqu’à sa transformation précipitée en camp en septembre 2020, le site de Moria 2.0 était un champ de tir militaire, et le gouvernement grec a admis qu’une forte concentration de plomb avait été trouvée dans des échantillons prélevés sur le site. L’intoxication au plomb provoque des lésions aux organes, des cancers et des troubles du développement chez les fœtus et les enfants. Il n’y a pas de niveau connu d’exposition au plomb qui n’ait pas d’effets nocifs. Dans ces conditions, le fait que l’État grec ne transfère pas les personnes qui sont exposées de manière disproportionnée au danger de mort dans les conditions inhumaines de Moria 2.0 afin de leur offrir des conditions de vie adéquates, est une attaque contre la vie des migrants.

Quelles sont, selon vous, les principales violations des droits des migrants et des réfugiés à Lesbos ?

Le fait que des centaines de personnes ont été, et continuent d’être, enlevées de force puis abandonnées en pleine mer par les autorités grecques sans avoir les moyens d’appeler au secours, dans des embarcations et des radeaux de sauvetage inutilisables, est une forme spectaculaire de violence d’État contre les migrants. Au-delà des violations des droits, la position du LCL est que les éléments constitutifs du modus operandi systématique des expulsions collectives en mer Égée, associés à la nature généralisée et systématique de l’attaque, constituent des crimes contre l’humanité. La pratique des expulsions systématiques en toute impunité révèle à quel point la forteresse Europe traite la vie des migrants comme une chose jetable. C’est le genre de traitement qui a historiquement accompagné la commission de crimes odieux.

Le même mépris pour la vie des migrants est évident dans les conditions qu’ils sont obligés d’endurer dans les camps et les centres de détention de Lesbos. Celles-ci constituent des violations du droit à ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants et à la torture, des droits à la liberté et à la sécurité, à la vie privée et familiale, à un recours effectif, à la non-discrimination et, en bref, à la vie. Ce mépris se révèle dans le fait que les gens sont contraints d’attendre dans les limbes pendant des années, coupés de leur famille, de leurs amis, de leur communauté et de leurs objectifs de vie, incapables d’avancer ou de reculer. On le voit également dans le fait que l’UE accorde de plus en plus de priorité et de fonds à la détention massive et efficace des migrants, par le biais de systèmes de « points chauds », de procédures accélérées aux frontières, d’expulsions forcées, de militarisation des frontières et d’externalisation du contrôle des frontières par le biais d’accords douteux avec des pays tiers, et de la subordination de l’aide et d’autres paquets financiers à la fortification des frontières.

Si la violence des expulsions en mer Égée est scandaleuse et doit être traitée comme telle, elle n’est en aucun cas une aberration dans la logique du régime frontalier européen, qui instrumentalise la souffrance humaine pour dissuader à tout prix les migrations. Même si les normes d’accueil et de procédure requises par le régime d’asile européen commun étaient respectées à Lesbos, de nombreuses personnes seraient encore exclues, et le système resterait violent et fondamentalement insuffisant pour garantir les conditions de développement humain que toutes les personnes méritent. C’est pour cela que, si le LCL continuera à documenter, dénoncer et demander réparation pour les violations systématiques des droits à Lesbos, nous sommes conscients que nous devons en même temps nous organiser pour un changement systémique : le cadre européen des droits humains ne peut pas laisser tomber les personnes qu’il n’a pas été conçu pour protéger.

Quelle est votre position sur les manifestations des réfugiés contre les conditions de vie dans les camps et la suspension des procédures d’asile ?

Le LCL a toujours organisé et agi en solidarité avec la résistance des migrants. Au fil des ans, cela a pris de nombreuses formes, notamment des manifestations, des grèves de la faim, des publications collectives, des assemblées et des occupations. L’État a réagi en tentant de punir collectivement la résistance organisée des migrants à Lesbos. Un exemple en a été celui des 35 de Moria il y a quelques années. Mais il existe de nombreux exemples plus récents. Bien sûr, cette résistance peut être comprise comme un exercice des droits humains, et plus particulièrement des droits aux libertés d’association, de réunion pacifique et d’expression, et en tant qu’organisation légale, c’est l’une des façons dont nous comprenons et soutenons de telles actions. Cependant, à Lesbos - où les droits sont systématiquement violés en toute impunité, où des conditions de misère sont délibérément imposées et où la situation semble toujours s’aggraver au moment même où il semble que rien de pire ne peut être –imaginé- la résistance organisée est aussi, à bien des égards, la seule option qui reste. 

De quel type de soutien le LCL aurait-il besoin de la part de la société civile internationale pour continuer à faire son travail ?

L’année dernière, l’État grec a introduit une nouvelle législation sur l’enregistrement des organisations de la société civile, imposant des exigences d’enregistrement et de certification onéreuses et complexes qui constituent des obstacles inutiles et disproportionnés pour les organisations travaillant en solidarité avec les migrants en Grèce. Cela entravera sans aucun doute le travail du LCL, puisque cela a été conçu pour. Le Conseil d’experts en droit des ONG de la Conférence des OING du Conseil de l’Europe a déjà exprimé son inquiétude face à ces nouvelles exigences, et en tant que forme de soutien de la société civile internationale, toute remise en cause de ces mesures serait la bienvenue.

Globalement, le soutien et la solidarité internationale sont nécessaires pour résister à l’environnement de plus en plus hostile aux migrants en Grèce, ainsi qu’à ceux qui travaillent en solidarité avec eux. Les campagnes de désinformation de l’extrême droite, formulant des allégations de criminalité contre les migrants et les organisations de solidarité avec les migrants se reflètent de plus en plus dans la pratique de l'État grec. Ainsi, la police grecque a identifié quatre groupes de défense des droits humains et de solidarité avec les migrants dans le cadre d’une enquête les accusant d’espionnage, de formation et d’appartenance à une organisation criminelle. On peut également citer la poursuite systématique par l’État grec des migrants au motif de facilitation d’entrée ou de sortie illégale ; ou encore sa décision perverse de poursuivre le père d’un garçon de six ans qui s’est tragiquement noyé dans un naufrage près de Samos en novembre 2020, pour avoir mis en danger la vie de son enfant. Autre exemple, sa décision d’engager des poursuites pénales contre une femme qui, en désespoir de cause, s’est immolée par le feu à Moria 2.0 en février 2021. Ces mesures, qui présentent les migrants et ceux qui agissent en solidarité avec eux comme des criminels et des menaces pour la nation, sont le produit d’une tactique délibérée et efficace visant à occulter le fait que ce sont les États qui ont le monopole de la violence, et à détourner l’attention des violations systématiques des droits des migrants qu’ils commettent.

Plus généralement, il ressort des propositions législatives contenues dans le « nouveau » pacte européen sur l’immigration et l’asile que l’UE va tenter d’étendre à toutes les frontières extérieures de l’Europe le modèle qu’elle a déjà testé au laboratoire de Lesbos et dans les autres îles grecques « difficiles ». Ce modèle comprend la détention à l’arrivée, l’accélération des procédures de détention aux frontières sur la base des taux de reconnaissance du droit d’asile basés sur la nationalité, l’utilisation de l’expulsion comme une forme de « solidarité » entre les États membres, et l’extension de l’utilisation des données personnelles et biométriques sur les migrants. Cette année, un nouveau camp « contrôlé » va être construit à Lesbos, dans une zone délibérément éloignée et connue pour le danger des feux de forêt. La solidarité internationale sera toujours notre meilleure arme pour organiser la résistance d’en bas contre toutes ces mesures.

L’espace civique en Grèce est classé « rétréci » par le CIVICUS Monitor.
Contactez le Centre Juridique de Lesbos via son site web ou son page Facebook, et suivez @lesboslegal sur Twitter et @legalcentrelesvos sur Instagram.

 

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