ASIE : « Pendant la pandémie, le racisme envers les peuples autochtones s’est intensifié »

CIVICUS s’entretient avec Gam Shimray, secrétaire général du Asian Indigenous Peoples Pact (AIPP) (Pacte asiatique des peuples autochtones), sur la situation des groupes autochtones en Asie pendant la pandémie de COVID-19. L’AIPP est une fédération régionale de mouvements de peuples autochtones d’Asie qui œuvre à la promotion et à la défense des droits humains des peuples autochtones, y compris des droits fonciers et culturels. En raison de leur position subordonnée et à l’écart de la culture et de la politique dominantes, les peuples autochtones sont victimes de violations flagrantes des droits humains, de racisme systémique, de discrimination et d’expropriation. Étant donné que leurs droits à la terre, au territoire et aux ressources naturelles sont bafoués, de nombreuses communautés indigènes font partie des groupes les plus vulnérables et les plus défavorisés.

Gam Shimray

Que pouvez-vous nous dire sur le travail de l’AIPP ?

Le travail de l’AIPP est guidé par notre conviction que les droits humains sont universels et que tous les peuples, y compris les peuples autochtones, ont un droit inhérent à l’autodétermination. Les droits à l’autodétermination et à l’autonomie gouvernementale sont une nécessité sociale pour assurer la continuité des processus sociaux et le développement personnel des autochtones.

Bien que notre travail de plaidoyer ait une portée principalement régionale et mondiale, nous établissons, par l’intermédiaire de nos membres et de nos réseaux, des liens avec les processus développés au niveau des pays. L’AIPP consolide une position commune des organisations autochtones pour le plaidoyer à l’échelle mondiale et régionale. À cette fin, nous axons nos efforts sur le renforcement des capacités communautaires, la consolidation des mouvements indigènes et la mise au point d’un programme commun pour les campagnes collectives et les activités de plaidoyer au niveau national.

L’AIPP s’efforce également de développer le leadership et de promouvoir le « leadership partagé » dans toute l’Asie, y compris parmi les femmes, les jeunes et les personnes handicapées.

Quelle était la situation des peuples indigènes en Asie avant la pandémie de COVID-19 ?

Avant la pandémie de COVID-19, la situation politique en Asie s’était dégradée, surtout ces dernières années. Dans de nombreux pays asiatiques, nous avons constaté une répression croissante de la société civile et une restriction de l’espace démocratique nécessaire au débat et à la formation de l’opinion publique. Certains intellectuels ont attribué cette tendance à l’existence de leaderships politiques de plus en plus détachés de la démocratie et des droits humains. 

Les transitions des régimes autoritaires vers la démocratie qu’ont connues certains pays au cours des dernières décennies, comme les Philippines dans les années 1980, l’Indonésie à la fin des années 1990 et le Népal au début des années 2000, n’ont pas été menées à bien. D’autres pays, comme la Chine, le Laos et le Vietnam, ont des systèmes unipartites de jure, tandis que le Cambodge en a un de facto. Au Myanmar, l’armée a toujours une emprise sur le gouvernement, tandis que la grande tolérance dont la Thaïlande a traditionnellement fait preuve ne lui a pas encore permis de devenir un État démocratique moderne et stable. En outre, la montée du populisme constitue une menace sérieuse pour les démocraties. En Inde, qui est la plus grande démocratie du monde et probablement l’une des plus solides d’Asie, nous assistons sous le gouvernement populiste du Premier ministre Narendra Modi à des attaques continues contre chaque institution autonome, du système judiciaire à la banque centrale en passant par la presse indépendante.

Il en résulte que, ces dernières années, la majorité des défenseurs des droits humains qui ont été tués sont des autochtones. Ils ont perdu la vie en défendant leurs droits, leurs maisons, leurs terres, leurs territoires et leurs ressources.

Ces difficultés révèlent également des problèmes sous-jacents plus profonds de capacité politique et institutionnelle insuffisante pour relever efficacement les défis posés par la démocratie et les droits humains dans les pays asiatiques. Nous sommes confrontés à des questions morales et politiques qui exigent que nous évaluions sérieusement l’érosion des normes et des pratiques en matière de droits humains et l’amoindrissement de la capacité politique et institutionnelle à faire face aux défis sociaux et politiques du présent. La souffrance endurée par les personnes pauvres pendant la pandémie de COVID-19 en est la preuve.

Quels défis ont dû relever les groupes et les militants autochtones pendant la pandémie ?

Les problèmes et les défis varient en fonction de la situation de chaque pays. Néanmoins, l’un des principaux défis à relever est lié au fait que la plupart des gouvernements asiatiques ont imposé des quarantaines dans leur pays sans grande préparation, ce qui a entraîné le chaos. La situation était tout simplement presque ingérable et nous n’étions pas en mesure de répondre aux besoins des militants, des communautés et des travailleurs migrants.

Les travailleurs migrants, les réfugiés et les apatrides ont le plus souffert. Ceux qui n’avaient pas de pièces d’identité rencontraient des difficultés à prouver leur citoyenneté, ce qui est pourtant indispensable à l’obtention d’une aide gouvernementale. La plupart des migrants et des réfugiés n’avaient pas les documents requis. Les erreurs d’enregistrement étaient également fréquentes et ceux qui ne figuraient pas sur le registre national ne pouvaient pas recevoir de document d’identité.

Au cours de la pandémie, le racisme envers les peuples autochtones s’est intensifié, notamment en Inde, où les habitants du nord-est du pays ont été expulsés de leurs hôtels et des maisons qu’ils louaient, sans pouvoir acheter de la nourriture, se rendre sur les marchés ou utiliser les transports publics. Des personnes se sont fait cracher dessus et ont été arrêtées sans explication. Bon nombre d’entre elles, notamment des femmes, ont été battues sans raison apparente, et beaucoup d’Indiennes vivent constamment dans la peur.

Dans certains pays, les gouvernements utilisent la situation actuelle comme alibi pour lancer des campagnes militaires, s’emparer de terres, autoriser des grands projets d’infrastructure, revenir sur des droits relatifs à la protection des autochtones et affaiblir les réglementations et les protections environnementales. De nombreux militants et membres de communautés dans des pays comme le Bangladesh, l’Inde, les Philippines et le Myanmar ont été tués ou emprisonnés sur des accusations forgées de toutes pièces. Les forces de police et de sécurité ont également empêché les dirigeants communautaires de mener des actions humanitaires et d’aider les communautés frappées par la famine.

Ces évènements sont graves et nous ne pouvons pas y faire grand-chose, car les gens ne peuvent pas sortir pour manifester ou faire campagne, et accèdent difficilement à la justice. En Inde, les pétitions en ligne sont autorisées, et les affaires les plus urgentes sont encore examinées par les tribunaux par vidéoconférence, mais la plupart des communautés ne sont pas familiarisées avec des procédures aussi complexes et n’ont même pas accès à Internet de manière fiable.

Comment l’AIPP et d’autres organisations de défense des droits des personnes autochtones ont-elles réagi à cette situation ?

La première chose que nous avons faite a été de contacter nos membres et nos réseaux pour recueillir des informations sur le terrain. Nous avons également répondu à ceux qui nous ont contactés pour obtenir de l’aide. Nous avons en premier lieu fourni ou mobilisé de l’aide, notamment de la nourriture pour les personnes en situation critique dans différentes régions, par l’intermédiaire de nos membres et de nos réseaux. Nous avons également partagé des informations concernant les communautés indigènes, ce qui était indispensable étant donné qu’énormément de fausses informations circulaient, déclenchant des réactions de panique. Nous avons diffusé les appels à la solidarité pour encourager les réponses humanitaires et diffuser les bonnes pratiques que les communautés pourraient mettre en œuvre.

La situation est compliquée car il ne s’agit pas seulement de faire face à la pandémie. Les communautés indigènes souffrent de nombreux problèmes sous-jacents. Nous tenions au moins à faire entendre nos protestations et à faire campagne par le biais des réseaux numériques.

La pandémie de COVID-19 a mis en évidence de nombreux problèmes qui étaient jusque-là dissimulés, et soulève de nouveaux défis. Par conséquent, nous évaluons la situation et nous nous efforçons de prendre des mesures supplémentaires pour faire face aux effets à long terme de la pandémie. À cet égard, nous avons également créé un partenariat régional pour gérer la riposte à la COVID-19, lequel est en train de s’étendre. Notre rapport préliminaire d’évaluation à l’échelle régionale sera bientôt prêt, ce qui nous aidera à mieux planifier les prochaines étapes. Nous savons déjà que le renforcement des capacités des communautés sera essentiel à mesure que nous nous adaptons à « la nouvelle réalité ».

De quel autre soutien les groupes indigènes auraient-ils besoin en ce moment ?

Le soutien dont les communautés indigènes ont besoin est vraiment conséquent, car les répercussions de la pandémie continueront à se faire sentir à long terme. Toutefois, les principaux besoins sont les suivants.

Premièrement, nous devons mettre en place des cellules d’intervention pour la COVID-19 dotées de fonds alloués à l’échelle locale et d’une équipe de correspondants désignés pour assurer la coordination avec les autorités provinciales ou étatiques et les organisations de la société civile, afin de faire le suivi des questions liées aux communautés indigènes et de leur apporter le soutien dont elles ont besoin. L’équipe d’intervention doit également se coordonner avec les autorités compétentes pour répondre aux besoins particuliers des femmes, des enfants, des personnes âgées et des personnes handicapées dans les communautés autochtones.

Deuxièmement, nous devons veiller à ce que les autorités locales et provinciales reçoivent des conseils et des instructions appropriés concernant les mesures à prendre pour que les populations autochtones puissent faire face à la COVID-19 et respecter la quarantaine.

Troisièmement, il est essentiel de sensibiliser le public et de garantir l’accès aux services de santé. Il est donc important de préparer des supports d’information adaptés à la communauté, qui expliquent clairement la nature de la maladie, les mesures de quarantaine et de confinement et les tests de dépistage, afin d’aider à dissiper les mythes autour du virus. Une coordination entre les agents des services de santé et les guérisseurs traditionnels est nécessaire pour garantir l’intégration des systèmes de connaissances indigènes dans les mécanismes d’intervention. Il faut encourager les stratégies de quarantaine localisées et séparées qui favorisent un environnement naturel et la participation de la communauté. Des centres de soins pour la COVID-19 gérés par des guérisseurs et des infirmiers communautaires peuvent également être préparés.

Des unités sanitaires mobiles avec des guérisseurs traditionnels et des agents de santé devraient être déployées dans les zones reculées. Une attention particulière devrait être accordée aux zones où il y a plus de travailleurs migrants qui sont rentrés chez eux. L’accès au dépistage doit également être facilité et des installations doivent être prévues pour que ces personnes puissent être mises en quarantaine. L’accès aux services de santé doit également être assuré en cas d’urgence, y compris le transport. L’accès à l’eau à des fins d’hygiène et de consommation est un autre besoin essentiel qui doit être assuré.

Il est également crucial de garantir la sécurité alimentaire, les niveaux de revenus et les moyens de subsistance économiques, étant donné les niveaux de malnutrition qui existent dans de nombreuses régions indigènes. Pendant les six prochains mois au moins, il sera absolument indispensable de distribuer des rations alimentaires nutritionnelles et gratuites de manière indiscriminée, indépendamment du statut migratoire des bénéficiaires de l’aide et du fait qu’ils aient une carte d’identité ou non.

Enfin, il est urgent de renforcer les moyens de subsistance basés sur la production forestière non ligneuse, en concevant des mécanismes institutionnels efficaces pour la collecte, le stockage, l’approvisionnement et la vente. L’Asie est très dépendante de la production forestière non ligneuse. Un soutien financier et logistique devrait directement être apporté aux communautés pour leur permettre de générer une source de revenus durable. Les communautés vivant dans les zones protégées doivent avoir accès aux forêts à des fins de subsistance.

Quels enseignements avez-vous tirés de la situation des peuples autochtones pendant la pandémie ?

Pendant la pandémie, la situation était presque ingérable, et les mesures imposées par les gouvernements ont déclenché la violence de la police et des forces de sécurité. Des centaines de personnes pauvres sont mortes de faim, et celles qui se sont aventurées par désespoir en dehors de la zone de confinement ont été violemment agressées par la police.

Les effets potentiels de la pandémie semblaient être très négatifs, et si nous n’avions pas fait confiance aux personnes et aux communautés, nos efforts auraient été beaucoup moins fructueux. Les opérations humanitaires se devaient d’être efficaces, et le fait d’avoir eu confiance en la capacité des bénévoles de chaque communauté à faire le travail a été la clé de notre succès, comme en Malaisie et en Thaïlande. Toutes les ressources que nous avons pu générer leur ont été transférées et ils ont rendu compte des actions et activités qu’ils menaient par téléphone ou par d’autres moyens à leur disposition.

En outre, d’après ce que nous avons pu voir, de nombreuses communautés ont très bien réagi à la situation en instaurant des quarantaines dans les villages, en réglementant les visites, en mettant en quarantaine les rapatriés ou en appliquant de leur propre initiative des mesures de distanciation sociale, même avec peu d’informations ou de ressources appropriées. Il y avait des craintes, mais les communautés les ont surmontées et ont amélioré leurs ripostes à la pandémie. Les communautés n’ont pas seulement reçu une aide de notre part ou d’autres sources : certaines d’entre elles ont également fourni de la nourriture à d’autres communautés dans le besoin. La plupart de ces communautés ont travaillé avec nous dans le passé et ont pu gérer avec succès leurs systèmes de production alimentaire et leurs ressources naturelles. Elles ne s’inquiétaient pas des pénuries alimentaires ; au contraire, leurs dirigeants ont profité de cette occasion pour les sensibiliser à l’importance d’améliorer la production locale et la gestion durable des ressources. J’ai trouvé cela inspirant.

Nous avons également été inspirés par des communautés qui se sont organisées et ont utilisé des méthodes de guérison et des médicaments locaux pour améliorer l’immunité et la résistance aux maladies, ou qui ont mis en place des systèmes d’échange de nourriture avec peu ou pas d’aide de l’État, lorsque les programmes de l’État ne fonctionnaient pas ou n’étaient pas accessibles pas à temps. Plus important encore, cela a démontré que la dévolution et l’autonomisation des communautés peuvent être plus efficaces pour faire face à une crise si les institutions autonomes locales reçoivent les ressources et le soutien nécessaires.

Les ripostes spontanées des communautés sont venues presque naturellement, car il s’agit de communautés qui ont toujours été autonomes. À l’avenir, en faisant confiance à la population et en donnant des moyens aux communautés, l’État sera en mesure de faire face plus efficacement à toute crise de santé publique et à ses répercussions à long terme. 

Contactez le Asia Indigenous Peoples Pact via son site web ou son profil Facebook, et suivez @aippnet sur Twitter.