COSTA RICA : « Une fois le changement juridique obtenu, la politique publique doit se concentrer sur l’exclusion structurelle »

Le 26 mai 2020, le Costa Rica est devenu le premier pays d’Amérique centrale à reconnaître le mariage entre personnes de même sexe. CIVICUS s’entretient avec Herman Duarte, avocat exerçant au Costa Rica et au Salvador et directeur de Simple Legal Consulting, ainsi qu’agent de liaison pour l’Amérique latine du International Bar Association’s Human Rights Committee et fondateur et président de la Fondation Igualitxs. La Fondation Igualitxs est un groupe de réflexion de premier plan en Amérique centrale, axé sur la promotion du droit au mariage civil pour tous dans la région. Elle poursuit cet objectif en menant des actions en justice stratégiques aux niveaux national et interaméricain, en promouvant ses idées dans les milieux universitaires et en travaillant avec des partenaires internationaux de haut niveau.

Herman Duarte

Quels rôles la société civile et le gouvernement ont-ils joués dans le processus ayant mené à la légalisation du mariage homosexuel au Costa Rica ?

Le Costa Rica est une démocratie constitutionnelle structurée comme un État unitaire doté de trois pouvoirs en principe indépendants - législatif, exécutif et judiciaire. En théorie du moins, les principes de l’État de droit et de l’égalité de traitement juridique de tous ses habitants sont respectés. Mais le Costa Rica est aussi un État confessionnel : sa Constitution reconnaît expressément le catholicisme comme religion officielle. Au cours des dernières décennies, le nombre de congrégations évangéliques a augmenté pour atteindre environ 3 800. En 2017, plus de 80 % de la population se déclarait de confession catholique ou évangélique ; de toute évidence, le Costa Rica est un pays culturellement conservateur.

Dans le cadre d’une lutte menée depuis des décennies par le mouvement pour les droits LGBTQI+, le gouvernement costaricien a donné le coup d’envoi du processus en mai 2016 par sa demande d’un avis consultatif à la Cour interaméricaine des droits de l’homme (Cour IDH) concernant les droits patrimoniaux des couples de même sexe. Cette consultation a offert la possibilité à toutes les parties intéressées de présenter leurs arguments, ce qu’ont fait plus de 90 acteurs de nature variée, dont des États, des organisations internationales, des organisations de la société civile (OSC), des universités et des particuliers. Des audiences ont eu lieu les 16 et 17 mai 2017 et nous y avons participé.

L’élan suscité par cet événement s’est traduit par l’organisation du premier congrès sur le droit égal au mariage, qui s’est tenu à San José en novembre 2017 et a rassemblé plus de 54 intervenants de toute la région. En janvier 2018, la Cour interaméricaine a publié sa décision, selon laquelle les États parties doivent réglementer le statut des familles non hétérosexuelles, ce qui ouvre la voie au mariage civil (non religieux) aux couples de même sexe. Un groupe de 60 organisations LGBTQI+ de la région a célébré cette décision comme la plus importante dans l’histoire des droits LGBTQI+ à ce jour.

À l'époque, une grande discussion s'est engagée pour savoir si l'avis de la Cour interaméricaine était contraignant pour le Costa Rica. La Chambre constitutionnelle de la Cour suprême de justice du Costa Rica a réglé ce débat en août 2018, lorsqu’elle a soutenu que les articles du Code de la famille qui limitaient le mariage civil (non religieux) aux couples hétérosexuels étaient inconstitutionnels. La décision a accordé 18 mois à l’Assemblée législative pour modifier la législation, faute de quoi les restrictions seraient automatiquement levées et, à compter du 26 mai 2020, tout couple pourrait se marier sans entrave au Costa Rica. Et c'est ce qui s'est passé, puisqu'il n'y avait pas de consensus pour créer une nouvelle législation. 

Au cours de la période précédant l’entrée en vigueur de l’arrêt de la Cour, d’importantes campagnes de la société civile ont été déployées pour susciter l’acceptation sociale du changement juridique.

Avez-vous été confrontés à des réactions hostiles de la part des groupes anti-droits ?

La réaction des milieux conservateurs a été brutale. Il est nécessaire de comprendre que la communauté LGBTQI+ a articulé ses luttes autour de la demande de reconnaissance de la dignité humaine de ses membres et de leur valeur égale en tant qu’être humain. Les groupes religieux se sont quant à eux mobilisés en tant que groupes identitaires - des groupes dont l'identité est définie de manière étroite, non universaliste, en opposition à un ennemi. Ces groupes ont canalisé les ressentiments provoqués par les changements juridiques visant à faire progresser l’égalité, et ont donné de l’espoir à ceux qui s’étaient sentis évincés par ces changements, ce qui a conduit à l’émergence de partis politiques religieux.

Dans un tel contexte, l’élection présidentielle de 2018 est devenue une sorte de référendum sur les droits des personnes LGBTQI+, et plus précisément sur l’égalité du droit au mariage. Un pasteur évangélique, Fabricio Alvarado, alors seul membre du Congrès issu d’un parti évangélique, s’est présenté à la présidence, en jouant sur les sentiments d’indignation et de crainte des citoyens conservateurs face à l’arrêt de la Cour suprême. Le candidat s’est fait remarquer par ses déclarations incendiaires, affirmant notamment que l’homosexualité était « causée par le diable ». Il s’est hissé à la première place dans les sondages préélectoraux : en un mois seulement, il est passé de 3 % à 17 % des préférences de vote, et a remporté le premier tour des élections présidentielles. Il a également remporté 14 des 54 sièges législatifs, ce qui a représenté une augmentation de 1 300 % de la présence législative de son parti politique.

Le second tour de l’élection présidentielle a porté sur les droits des personnes LGBTQI+. Le deuxième finaliste, Carlos Alvarado, était le candidat du parti au pouvoir et avait une position en faveur des droits des personnes LGBTQI+. Cette position a finalement prévalu, mais l’élection nous a obligés à nous confronter à la puissance considérable des églises évangéliques. La victoire de Carlos Alvarado s’explique par plusieurs facteurs, l’un d’entre eux étant la grande mobilisation de la société civile. Parmi les campagnes de la société civile qui ont eu un impact, citons celle du groupe Coalición por Costa Rica, qui a cherché à susciter un débat informé et inclusif, en diffusant les propositions des candidats afin que les citoyens puissent y réfléchir avant de voter ; et celle d’Igualitxs, « Por todas las familias », lancée une semaine avant les élections pour diffuser un message inclusif et appeler à l’égalité de traitement de la population LGBTQI+.

La profonde division générée autour de l’élection a laissé des séquelles. Les politiciens qui utilisent la religion pour polariser la société continuent d'abonder. Ils protestent parce qu'ils pensent que le gouvernement a pris le parti de s'attaquer aux problèmes de la population LGBTQI+. La tension s’est intensifiée avec l’entrée en vigueur de l’égalité du droit au mariage et les propositions de lois visant à censurer les discours de haine et discriminatoires.

Pensez-vous que les changements juridiques se sont accompagnés d’une évolution des mentalités ? Que fait la société civile pour promouvoir l’acceptation des personnes LGBTQI+ ?

Le changement juridique est une chose, le changement culturel en est une autre. L’évolution juridique a représenté un progrès pour les droits humains et un moyen de concrétiser l’application universelle du droit. Elle est le résultat d’un combat de plusieurs décennies mené par la communauté LGBTQI+. Mais l’homophobie, la discrimination et la violence à l’encontre des personnes LGBTQI+ demeurent. Une fois le changement juridique réalisé, la politique publique doit continuer à se concentrer sur l’exclusion structurelle. Car le changement juridique en soi ne produit pas nécessairement un sentiment d’appartenance à une communauté. Comme l’explique le théoricien politique Bikku Parekh, alors que la citoyenneté est une question de statut et de droits, l’appartenance est atteinte lorsque l’on est accepté et que l’on se sent bienvenu. Et il y a encore beaucoup à faire pour que cela se produise. Les attitudes des gens ne changent pas automatiquement à la suite de la mise en œuvre d’une loi. La loi fixe un paramètre objectif de ce qui est autorisé, mais il reste beaucoup à faire pour modifier les paramètres de ce qui est considéré comme normal ou moralement acceptable.

Par conséquent, afin de préparer le terrain pour le changement juridique, dans les 18 mois entre la publication de l’arrêt de la Cour suprême et l’entrée en vigueur de la décision, plus de 35 OSC locales ont développé la campagne « Sí acepto », appelant à la reconnaissance de l’égale dignité de tous les êtres humains. Cette campagne a également été relayée par les médias, des entreprises du secteur de la publicité, des associations telles que le Business Development Association, les Nations unies et des ambassades comme celles du Canada et des Pays-Bas.

La campagne présentait des témoignages de personnes, de couples et de familles LGBTQI+, ainsi que de membres de leur famille, de leurs voisins et de leurs amis, dans le but de promouvoir l’acceptation, et de changer les perceptions de ce que signifie être une personne LBGTQI+ dans la société costaricienne. Elle a été activée à l’échelle nationale, et ses vidéos ont été diffusées non seulement sur les médias sociaux, mais aussi à la télévision nationale pendant des mois. C’est la meilleure campagne jamais conçue sur le sujet, et nous le devons à Mme Nisa Sanz, présidente de l’OSC Familias Homoparentales, et à Gia Miranda, porte-parole officielle de la campagne.

Les vidéos suscitent des émotions et génèrent de l’empathie. Elles ont amené des milliers de personnes qui n’étaient pas engagées politiquement à renoncer à leur droit sacré à la vie privée et à montrer leur visage, à cesser d’être une abstraction pour devenir une réalité. Elles ont donné un visage humain à l’idée abstraite des « gays » telle que présentée par les journaux. En expliquant aux personnes qu'elles ne seraient pas rejetées, la campagne a participé à les libérer de leurs craintes, car la plupart des personnes LGBTQI+ subissent un certain type de rejet dans leur vie quotidienne, quel que soit leur statut social. En conséquence, une population active a pris part à la campagne, faisant savoir qu'avec ou sans pandémie, elle ne reculerait en rien par rapport aux acquis. Cela a été décisif pour faire comprendre aux législateurs qui tentaient de saboter le mariage civil pour les personnes de même sexe, qu’ils n’y parviendraient pas.

Ce fut l'une des plus importantes campagnes de défense des droits civils de l'histoire, et elle restera dans les mémoires comme une lueur qui a brillé au milieu des ténèbres de la pandémie. La veille du jour où le mariage civil est devenu légal pour tous les adultes au Costa Rica, l’évêque de l’Église catholique d’Alajuela a délivré un message dans lequel il déclarait : « Nous sommes heureux qu’il existe différents types de relations humaines, différentes formes de famille, et je crois que là où il y a une démonstration d’affection et d’amour familial, d’une certaine manière, Dieu se manifeste, et nous devons favoriser cela ». Bien qu’ils ne reflètent pas nécessairement la position de l’ensemble de l’institution, les propos de ce représentant religieux sont le fruit de l’excellent travail réalisé par les activistes visant à provoquer le changement culturel nécessaire à l’acceptation des personnes LGBTQI+.

Il est remarquable de voir comment le Costa Rica est passé de la criminalisation de l’homosexualité dans les années 70, la fermeture des bars gays jugés « pervers », la persécution des gays par des descentes de police sous le prétexte de santé publique dans les années 1980, à la demande d’un avis consultatif à la Cour interaméricaine en 2016 et, après une élection présidentielle centrée sur la question, à la nomination d’un commissaire aux affaires LGBTQI+ en 2018 et à la consécration du mariage pour les personnes de même sexe deux ans plus tard.

Nous venons de laisser derrière nous une autre loi injuste. Et de nombreuses personnes ont fini par comprendre que le fait que l'union et les projets de vie de deux adultes de même sexe bénéficient d'une protection juridique ne les affecte en rien - tout au plus, cela valide l’institution du mariage dont ils font également partie - et qu’il n’y a rien de mal à être gay, et qu’en tout état de cause, personne ne « devient gay » à la suite de cette normalisation.

Quelle est l’importance régionale des progrès réalisés au Costa Rica ?

L’Amérique centrale est l’une des régions les plus hostiles d’Amérique latine pour les personnes LGBTQI+. Les meurtres de personnes homosexuelles et transgenres sont fréquents au Salvador, au Guatemala et au Honduras. Le Costa Rica, en tant que premier pays d’Amérique centrale à approuver le mariage pour les personnes de même sexe, devrait être un modèle pour toute la région. L’avis consultatif de la Cour IDH est valable pour la vingtaine de pays des Amériques qui reconnaissent sa compétence. Le Panama pourrait bientôt suivre le chemin du Costa Rica : un avertissement d’inconstitutionnalité basé sur la décision de la Cour IDH a été déposé, et la Fondation Iguales Panamá coordonne la participation de la société civile nationale et internationale dans le processus qui se déroule à la Cour suprême du Panama.

La Fondation Igualitxs travaille dans le même sens depuis longtemps dans mon pays d’origine, le Salvador. La société civile salvadorienne a fait d’immenses progrès. Compte tenu des tendances régressives de l’Assemblée législative sur la question du mariage civil entre les personnes de même sexe, pendant une décennie et demie, nos efforts se sont concentrés sur le dépôt de plaintes pour contester l’inconstitutionnalité du Code de la famille. J’ai déposé une de ces actions en justice, intitulée Equality Lawsuit, le 11 novembre 2016. Peu après, plusieurs OSC, dont l´Association Entre Amigos, Comcavis et Hombres Trans El Salvador, ainsi que de nombreux activistes indépendants, ont intenté une action en justice similaire.

Tout comme au Costa Rica, les secteurs conservateurs ont vivement réagi. À l’Assemblée législative, ils se sont empressés d’entamer le processus de ratification d’une réforme constitutionnelle excluante, bloquée depuis des années, qui donnerait un statut constitutionnel à la définition restrictive du mariage que nous avons remise en question dans le Code de la famille, interdisant effectivement le mariage homosexuel. En réponse, nous avons déposé une mesure conservatoire contre le processus de réforme constitutionnelle et obtenu de la Cour suprême qu’elle le suspende. C’est à la suite de ce procès qu’est né le mouvement Igualitos, qui est devenu par la suite la Fondation Igualitxs.

Les deux demandes d’inconstitutionnalité de 2016 ont finalement été admises en août 2019, et en janvier 2020, un magistrat de la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême a annoncé que la Cour se prononcerait bientôt, et a admis qu’il s’agissait de l’une de ses grandes décisions en suspens, attendues depuis longtemps. Nous sommes donc peut-être sur le point d'atteindre notre objectif. 

De quel soutien la société civile qui défend les droits des personnes LGBTQI+ a-t-elle besoin de la part de la société civile internationale ?

Dans le contexte de la pandémie de COVID-19, la situation devient de plus en plus difficile. Les États ont engagé leurs ressources dans la lutte contre la pandémie ; les OSC sont confrontées à des difficultés budgétaires et la crise affecte tout le monde. En outre, de nombreuses personnes se tournent vers la foi pour faire face à la crise et certains groupes religieux profitent de la crise pour mener des campagnes contre les personnes LGBTQI+. Cependant, il est encore possible de prendre des mesures et des actions concrètes, comme, par exemple, au Salvador, l’adoption d’un projet de loi que des dizaines d’organisations réclament pour reconnaître les défenseurs des droits humains.

En ce qui concerne plus particulièrement notre organisation, qui n’est pas financée et fonctionne entièrement sur la base du volontariat, nous essayons de prendre les choses au jour le jour, de reprendre le contrôle que nous avons perdu à cause de la pandémie. Je pense qu’il est temps de se demander non seulement ce que nous voulons et pouvons obtenir de la vie, mais aussi ce que nous pouvons donner en retour. De cette façon, nous entrons dans une zone de pouvoir, où nous conservons notre pouvoir d’action malgré nos limites. Nous quittons ainsi notre zone de confort et entrons dans une zone de croissance. À partir de l’acceptation de la réalité qui nous touche, nous devons faire une profonde introspection pour nous réinventer. C’est le moment de croire à nouveau que nous avons tous le potentiel de faire de grandes choses et de laisser une trace, si nous agissons non pas pour obtenir des louanges et gagner en popularité, mais pour la satisfaction de faire ce qui est correct et juste, en ayant un impact positif dans le monde.

L’espace civique au Costa Rica est classé comme « ouvert » par le CIVICUS Monitor.
Contactez la Fundación Igualitxs via son site web et son profil Facebook. 

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