JAMAÏQUE : « Après 20 ans de plaidoyer, les droits des LGBTQI+ sont désormais abordés publiquement »

Karen LloydCIVICUS s’entretient avec Karen Lloyd, directrice associée de J-FLAG, sur la situation des personnes LGBTQI+ en Jamaïque et sur la signification d’un récent rapport de la Commission interaméricaine des droits de l´homme (CIDH) qui tient le gouvernement jamaïcain responsable des violations des droits. J-FLAG est une organisation de défense des droits humains et de justice sociale qui défend les droits, la vie et le bien-être des personnes LGBTQI+ en Jamaïque.

Quelle est la situation des personnes LGBTQI+ en Jamaïque ?

La discrimination fondée sur le genre et la sexualité reste préoccupante et affecte les personnes de nombreuses façons, entravant leurs droits au travail, à l’éducation et à la santé, et même les droits à la vie et à l’égalité devant la loi. La loi ne protège pas les personnes contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, et les relations intimes entre personnes de même sexe sont criminalisées.

En avril 2011, le gouvernement jamaïcain a adopté la Charte des droits et libertés fondamentaux, mais les appels à y inclure des garanties de non-discrimination sur la base de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre sont restés lettre morte. L’enquête nationale de 2012 sur les attitudes et les perceptions à l’égard des relations entre personnes de même sexe, commandée par J-FLAG, a révélé qu’une personne sur cinq en Jamaïque respectait les personnes LGBTQI+ et soutenait l’inclusion de l’orientation sexuelle comme motif de non-discrimination. En outre, environ un tiers de la population pensait que le gouvernement ne faisait pas assez pour protéger les personnes LGBTQI+ de la violence et de la discrimination.

Les membres de la communauté LGBTQI+ jamaïcaine sont systématiquement privés de leurs droits fondamentaux et sont victimes de discrimination, d’exclusion, d’agressions violentes, d’abus policiers, de difficulté d’accès à l’emploi et d’un manque évident de protection juridique, entre autres problèmes répandus. De nombreuses personnes LGBTQI+ vivent dans la peur en raison de politiques, de lois et d’attitudes discriminatoires et d’un manque de volonté politique de protéger leurs droits fondamentaux. Depuis 2009, J-FLAG a reçu plus de 600 signalements d’abus et de violences, et l’enquête nationale de 2015 a révélé que seulement 12 % du public exprimait sa tolérance envers les personnes LGBTQI+.

Un rapport de 2016 a révélé que sur 316 Jamaïcains LGBTQI+, 32 % ont déclaré avoir été menacés de violence physique au cours des cinq années précédentes et 12 % ont déclaré avoir été agressés ; 23,7 % ont déclaré avoir été menacés de violence sexuelle et 19 % avoir été agressés sexuellement. Cependant, 41 % n’ont pas signalé ces incidents, parce qu’ils pensaient que la police ne ferait rien, et 30 % estimaient que l’affaire était trop mineure pour être traitée. Un sur quatre craignait une réaction homophobe de la part de la police et un sur cinq se sentait trop honteux et préférait ne rien dire à personne.

Cette réalité est aggravée par l’homophobie et la transphobie, ainsi que par des lois criminalisant l’intimité entre personnes de même sexe, une législation anti-discrimination faible et largement inaccessible, une faible protection contre la violence sexuelle et domestique, et l’absence de reconnaissance légale des relations entre personnes de même sexe.

En février 2021, la CIDH a publié un rapport sur les droits des LGBTQI+ en Jamaïque. Quelle est sa pertinence ?

Plusieurs articles de la loi sur les infractions contre la personne (OAPA), qui remonte à 1864, interdisent les activités sexuelles entre hommes. L’article 76 criminalise la sodomie, l’article 77 criminalise toute tentative de sodomie et l’article 79 criminalise les actes de grossière indécence, qui peuvent inclure le fait de s’embrasser, de se tenir la main et d’autres actes d’intimité entre hommes. Les hommes reconnus coupables de sodomie risquent jusqu’à 10 ans de travaux forcés. Cette loi et d’autres lois relatives aux infractions sexuelles antérieures à la Charte des droits et libertés fondamentaux sont protégées contre les contestations juridiques fondées sur les droits.

Dans les affaires examinées par la CIDH, les requérants - M. Gareth Henry, qui est homosexuel, et Mme Simone Edwards, qui est lesbienne - ont allégué qu’en continuant à criminaliser l’activité sexuelle privée entre hommes adultes consentants et en protégeant ces lois de toute contestation, la Jamaïque a manqué à ses obligations au titre de la Convention américaine relative aux droits humains. Ils ont fait valoir que cela contribuait à perpétuer la culture jamaïcaine d’homophobie violente, et encourageait l’État et la population en général à persécuter non seulement les homosexuels, mais aussi la communauté LGBTQI+ dans son ensemble. Tous deux ont affirmé avoir été victimes d’attaques homophobes. 

Le rapport de la CIDH a conclu que le gouvernement jamaïcain était responsable de ces violations de leurs droits. Aux dernières nouvelles, le département du procureur général avait pris acte de la décision et préparait une réponse. Pour la société civile, le rapport a renforcé les appels continus en faveur d’une modification de l’OAPA et s'est inscrit dans le cadre de l'engagement existant auprès des décideurs politiques pour qu'elle soit modifiée. Cependant, les efforts de plaidoyer auprès des législateurs sont restés laborieux, car ceux-ci ne veulent pas être associés publiquement à un appel à l’abrogation de l’OAPA, en raison de la réaction potentielle de la part des groupes extrémistes religieux et de certains segments du public.

Comment J-FLAG travaille-t-elle pour essayer d’améliorer la situation ?

J-FLAG est la principale organisation jamaïcaine de défense des droits humains et de la justice sociale qui défend les droits, les moyens de subsistance et le bien-être des personnes LGBTQI+ en Jamaïque. Notre travail vise à construire une société qui respecte et protège les droits de toutes les personnes. Nos dirigeants et notre personnel s’engagent à promouvoir le changement social, à donner des moyens d’action à la communauté LGBTQI+ et à encourager la tolérance et l’acceptation des personnes LGBTQI+. Nous promouvons les valeurs d’inclusion, de diversité, d’égalité, d’équité et d’amour. Ces valeurs sont au cœur de tout ce que nous faisons, car nous cherchons à devenir des agents efficaces du changement social.

Pour atteindre nos objectifs, nous travaillons dans quatre domaines principaux. Tout d’abord, nous cherchons à améliorer l’offre de services de santé non discriminatoires, à impliquer les principales parties prenantes dans la lutte contre la discrimination liée à l’emploi et à fournir aux jeunes LGBTQI+ une organisation axée sur les questions qui affectent directement leurs perspectives de vie.

Deuxièmement, nous cherchons à accroître la participation aux processus d’élaboration et de révision des politiques, en donnant des moyens d’action aux jeunes LGBTQI+ et aux responsables de la jeunesse, et en renforçant la collaboration entre les jeunes LGBTQI+ impliqués dans les organisations de jeunesse traditionnelles.

Troisièmement, nous avons créé des ensembles de services pour les Jamaïcains LGBTQI+ afin d’améliorer leur accès à l’information et aux conseils, de réduire le nombre de sans-abri, d’augmenter l’accès à des services sociaux non discriminatoires, de permettre l’accès à des loisirs et une mise en réseau sûrs.

Quatrièmement, nous défendons les droits humains des personnes LGBTQI+ en légitimant les besoins de la communauté, en sensibilisant le public et les parlementaires aux droits humains, à la stigmatisation et à la discrimination, en renforçant la capacité des dirigeants LGBTQI+, des organisations de la société civile (OSC) et des autres parties prenantes et responsables à être mieux équipés pour répondre aux besoins des personnes LGBTQI+, et en augmentant la visibilité des expériences et des problèmes qui les affectent. 

Quelles ont été vos principales réalisations et leçons apprises jusqu’à présent ?

Parmi nos réalisations de ces dix dernières années, citons la formation de plus de 700 professionnels de la santé, en collaboration avec le ministère de la Santé et des Affaires sociales, sur la manière de traiter les patients LGBTQI+ ; des campagnes médiatiques réussies, telles que We Are Jamaicans, #IChooseLove et #OutLoudJA, qui visaient à sensibiliser le public au statut et aux droits des personnes LGBTQI+ ; nos célébrations publiques de la Fierté ; quatre enquêtes nationales sur les attitudes et les perceptions du public à l’égard des personnes et des questions LGBTQI+ ; la fourniture d’un soutien au renforcement des capacités des OSC et des jeunes leaders ; et la production de nombreuses recherches et publications sur les questions LGBTQI+.

Depuis notre événement inaugural de la Fierté en 2015, chaque année, la Jamaïque organise des célébrations pendant la période d’ « Emancipendence », qui comprend des célébrations commémorant à la fois la fin de l’esclavage et l’indépendance de la domination coloniale britannique. La première chose à noter est que la Fierté jamaïcaine a été conceptualisée et mise en œuvre d’une manière culturellement appropriée ; par exemple, elle ne comprend pas de défilé et prend plutôt la forme d’un ensemble diversifié d’événements et d’activités pertinents pour les Jamaïcains, notamment une journée sportive, un service religieux, une foire commerciale, un concert, des événements festifs et une journée de service. Lors de notre Fierté inaugurale en 2015, l’orateur principal de la cérémonie d’ouverture était la mairesse de Kingston, la Dr Angela Brown-Burke, ce qui était un signe que la communauté avait des alliés au niveau politique et parlementaire.

Un autre succès a été la participation d’artistes de renom tels que Tanya Stephens, D’Angel, Jada Kingdom, Tifa, Ishawna, Yanique Curvy Diva et Stacious aux événements de la Fierté. Cela a attiré l’attention nationale sur nos célébrations et a constitué un changement positif par rapport aux espaces culturels qui avaient été fortement contestés.

Pour la première fois cette année, J-FLAG n’a pas pris la tête de l’organisation de tous les événements de la Fierté, mais a fourni un soutien financier et logistique aux membres de la communauté pour qu’ils puissent organiser leurs propres événements. Baptisée #PrideShare, l’initiative proposait des événements dirigés par la communauté, notamment des manifestations artistiques et un battle de synchronisation labiale (lip sync), dont le succès a montré que nos efforts allaient dans le bon sens.

Après 20 ans de plaidoyer, les droits des personnes LGBTQI+ font désormais l’objet d’un débat public. On constate une augmentation de la tolérance publique et une volonté croissante des représentants parlementaires, des dirigeants politiques et des décideurs de s’engager auprès de la communauté LGBTQI+ locale, ce qui a permis de progresser dans la collaboration avec les organisations de défense des droits et les défenseurs des personnes LGBTQI+, afin d’améliorer la vie de ces dernières. En particulier, J-FLAG a établi et maintenu un partenariat important avec le ministère de la santé, qui a permis de former et de sensibiliser plus de 500 agents de santé pour lutter contre la stigmatisation et la discrimination dans le secteur de la santé.

En dépit de ces avancées, le mouvement a été affecté par la lenteur des réformes législatives et politiques, la disponibilité limitée d’espaces pour la mobilisation et la participation communautaires, le soutien financier limité pour lutter contre le problème des sans-abri et le déplacement, et l’engagement limité des personnes LGBTQI+ vivant dans les zones rurales. J-FLAG, en particulier, a souligné la nécessité d’un soutien accru pour renforcer les systèmes communautaires comme moyen d’intensifier les efforts de plaidoyer et d’assurer une plus grande portée et un plus grand impact.

Comment la société civile internationale peut-elle soutenir au mieux la lutte des personnes LGBQTI+ en Jamaïque, et dans les Caraïbes en général ?

La société civile internationale peut soutenir le mouvement local et régional de plusieurs manières. Par exemple, en nous donnant un siège à la table des conversations mondiales et en comprenant que nous sommes les experts de ce qui se passe dans nos sociétés. Dans la mesure du possible, elle devrait également soutenir nos efforts de financement auprès des donateurs internationaux. Elle peut également nous aider en partageant les bonnes pratiques et les recherches pertinentes et en sensibilisant le grand public aux problèmes auxquels nous sommes confrontés en Jamaïque et dans les Caraïbes.

L’espace civique en Jamaïque est classé « rétréci » par le CIVICUS Monitor.
Contactez J-FLAG via son site web ou son profil Facebook, et suivez @EqualityJa sur Twitter. 

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