CIVICUS échange avec l’avocate haïtienne Rosy Auguste Ducéna sur la situation en Haïti et les perspectives d’une mission internationale nouvellement déployée.
Rosy est responsable de programmes du Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH), une organisation de la société civile qui œuvre pour l’instauration d’un État de droit en Haïti.
Suite à la démission du premier ministre de facto Ariel Henry en avril, un Conseil présidentiel de transition a été nommé pour tenter d’entamer le processus de rétablissement de la paix dans un pays assiégé par les gangs. En proie à des divisions internes, il a fallu attendre le mois de juin pour que le conseil nomme un nouveau premier ministre, l’universitaire et praticien du développement Garry Conille. Le même mois, le premier contingent de la Mission multinationale de soutien à la sécurité des Nations unies, dirigée par le Kenya et longtemps retardée, a commencé à arriver. Compte tenu de la longue histoire d’échecs des interventions internationales en Haïti, la société civile est sceptique et exige que la mission soit fortement axée sur les droits humains.
Qu’est-ce qui a changé depuis la démission du premier ministre de facto Ariel Henry ?
Après l’avoir soutenu tout au long de son gouvernement, la communauté internationale a finalement retiré son soutien à Henry, qui a démissionné dans la honte. Il était un prédateur des droits humains et nous étions donc heureux de le voir partir, même si ce n’était pas de la manière dont nous l’aurions souhaité.
Un Conseil présidentiel de transition a été mis sur pied avec la participation de la communauté internationale via la Communauté caribéenne (CARICOM), l’organisation régionale. Il compte en son sein des personnalités issues de secteurs qui n’inspirent pas confiance à la population haïtienne. La seule femme qui fait partie du Conseil a un rôle d’observateur et tous les candidats au poste de premier ministre auditionnés étaient des hommes.
Un mois après l’installation de ce conseil, avec le peuple haïtien dévasté par l’insécurité et les bandes armées, un premier ministre a enfin été élu : Garry Conille, lui aussi soutenu par la communauté internationale. La prochaine étape logique est la mise en place d’un gouvernement de transition.
Qu’attend la société civile du nouveau premier ministre ?
Nous attendons du nouveau Premier ministre qu’il tienne sa première promesse : celle d’établir un gouvernement dans lequel les femmes n’auront pas un rôle symbolique mais occuperont des postes de pouvoir. Et nous espérons que des femmes ayant un agenda de lutte pour les droits des femmes dans le contexte de la transition seront choisies. Il est important de respecter le quota minimal de 30% de femmes dans les organes de décision – sans pour autant s’y arrêter, puisque plus de la moitié de la population haïtienne sont des femmes –, mais il est également important que les femmes qui occupent ces postes s’impliquent dans la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, les discriminations et les injustices sociales subies par les femmes.
Nous espérons aussi que les décisions qui seront prises par ce gouvernement à venir tiendront compte des priorités de la population : combattre l’insécurité, lutter contre l’impunité dont ont toujours bénéficié les bandits armés et mettre les victimes de l’insécurité au cœur des décisions, ainsi qu’organiser les élections.
Et, sachant que cette transition a une obligation de résultat, tout doit être mis en œuvre pour que la feuille de route du Conseil et du premier ministre soit réalisée.
Quelle est la situation en matière de sécurité et de droits humains ?
La situation des droits humains sur le terrain est très préoccupante : les vols, assassinats, viols, viols collectifs, massacres, attaques armées et enlèvements contre rançon, et les incendies des maisons et des véhicules de la population sont monnaie courante.
Deux grandes coalitions de gangs armés qui jadis se battaient entre elles, le « G-9 an Fanmi e Alye » dirigé par Jimmy Chérizier, alias Barbecue, et le « G-Pèp », dirigé par Gabriel Jean Pierre, alias Ti Gabriel ou Gabo, se sont regroupées autour d’une fédération et s’attaquent à la population civile pour asseoir leur pouvoir.
Les conséquences sur la vie et la sécurité de la population haïtienne sont énormes : les bandits armés contrôlent la circulation des biens et des services ainsi que les approvisionnements en carburant et en médicaments et sèment la terreur. Certaines zones se sont complètement vidées de leur population. Des victimes de l’insécurité vivent dans des camps d’accueil surpeuplés, dans la promiscuité et exposés à toutes sortes d’exactions et de maladies contagieuses.
Les écoles ne fonctionnent pas toutes. Des milliers d’enfants en âge d’être scolarisés et de jeunes qui devaient fréquenter l’université viennent de perdre une année académique. Des hôpitaux et centres de santé ont dû fermer leurs portes en raison de l’insécurité. Des alertes à la crise alimentaire aigüe ont été lancées : en Haïti, nous vivons une crise humanitaire sans précédent. Et, si aucune mesure n’est prise, elle s’aggravera.
Dans un pays appauvri, où le système éducatif n’était déjà pas inclusif et où les droits sociaux ont toujours été considérés comme des produits à se procurer, le fossé de l’accès à l’éducation et à des soins de santé de qualité se creuse. Les femmes, les enfants et les personnes vivant avec une déficience physique, sensorielle ou même cognitive, ont été les premiers touchés par les conséquences néfastes du chaos instauré par les bandits armés, avec la complicité de l’institution policière et des autorités au pouvoir dirigé par Henry.
Dans ce contexte de violation massive et continue des droits humains, le Conseil présidentiel de transition n’a pas encore prouvé qu’il comprend la nécessité d’agir vite.
Comment la nouvelle mission internationale a-t-elle été créée et en quoi diffère-t-elle de ses prédécesseurs ?
Le 6 octobre 2022, Henry avait sollicité l’envoi d’une « force robuste » en vue, selon ses dires, « de combattre l’insécurité, rétablir la paix et de réaliser les élections ». Près d’une année plus tard, le 2 octobre 2023, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté une résolution autorisant le déploiement d’une force baptisée Mission Multinationale d’Appui à la Sécurité, après que le Kenya eut accepté d’en assurer le leadership.
La mission a mis du temps à se mettre en place. Elle est en train de commencer, mais nous restons sceptiques.
Elle sera la onzième mission depuis 1993. Toutes ses prédécesseuses ont été impliquées dans la commission de violations des droits humains à l’encontre de la population haïtienne : exécutions sommaires, bastonnades et atteintes à l’intégrité physique et psychique, marchandage sexuel, viols sur mineurs.es et sur femmes. Et la seule sanction à laquelle s’exposaient les auteurs de ces violations était le rapatriement.
L’Organisations des Nations Unis a apporté le choléra, dont la propagation a causé la mort de plus de 10.000 personnes, et n’a accepté ses responsabilités que du bout des lèvres. Les promesses de dédommagement n’ont jamais été tenues.
Les résultats des différentes missions en Haïti, qui ont coûté des millions de dollars, sont maigres. Les institutions policières et judiciaires, ainsi que l’organe électoral qu’on leur a toujours demandé de renforcer, n’ont jamais été aussi dysfonctionnels. Le calcul coût-bénéfice et leur implication dans les violations des droits humains suggèrent qu’elles sont contre-productives.
Il faut toutefois reconnaitre que la population, fatiguée de l’insécurité qui lui vole sa vie et son humanité et ayant perdu confiance dans le système pénal haïtien, place ses espoirs dans cette force internationale. Actuellement, la police ne traque pas les bandits notoires, les tribunaux ne les jugent pas, même par contumace, alors que plusieurs centaines de victimes de massacres, accompagnées par le RNDDH, ont porté plainte contre leurs agresseurs. Les rares fois où ils sont emprisonnés, ils s’évadent ou passent des années en détention, sans que les faits qui leur sont reprochés ne soient jamais élucidés et sans que les victimes ne reçoivent justice.
Comment la mission internationale doit-elle agir pour contribuer à une paix durable ?
Avec six autres organisations de la société civile haïtienne, nous avons réfléchi à cette question et formulé des recommandations. Celles-ci portent notamment sur la définition des objectifs de la mission et la prise en compte des préoccupations des organisations de défense des droits humains dans l’élaboration du cadre réglementaire et du plan stratégique de sécurité de la mission.
La résolution étant restée muette ou ayant utilisé des termes sibyllins sur certaines questions importantes, nous insistons sur la nécessité d’aborder les obligations des agents.es relatives à la gestion des eaux, aux normes déontologiques et de transparence, ainsi qu’aux mécanismes de monitoring et de suivi des comportements des agents.
Nous recommandons également l’établissement de mécanismes de prévention des actes de violations des droits humains et la mise en place d’un mécanisme de plaintes pour les éventuelles victimes. Il est essentiel que les pays pourvoyeurs d’agents.es s’engagent à tout mettre en œuvre pour que les exactions soient punies et que les garanties judiciaires des victimes soient protégées et respectées.
Plus que toute autre chose, nous espérons que la mission mènera ses opérations sur le terrain avec la participation des policiers.ères haïtiens, qui y gagneront en formation et en tactiques de lutte contre les bandes armées, afin qu’au départ de cette mission, les autorités haïtiennes n’aient pas à se tourner à nouveau vers la communauté internationale pour maintenir la paix et la sécurité.
L’espace civique en Haïti est classé « réprimé » par le CIVICUS Monitor.
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