Les organisations de la société civile demandent à la Tunisie de lever toute restriction à l'espace civique et aux institutions indépendantes, et de rétablir l'état de droit.

Plus de 100 organisations de la société civile soutiennent la déclaration appelant à la fin des restrictions en Tunisie.

🇹🇳President Kaïs Saïed has, in the past year, implemented several decisions aimed at consolidating power in the hands of the executive!
🚨Are we witnessing a gradual slide towards authoritarianism in #Tunisia
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— CIVICUS (@CIVICUSalliance) March 22, 2022

 

Nous, les organisations de la société civile mentionnées ci-après, actives dans différentes régions du monde, sommes solidaires du peuple tunisien et exprimons notre profonde inquiétude face à la dégradation continue de l’espace civique et des droits fondamentaux en Tunisie. Dans un contexte de défis économiques et sociaux croissants, au cours des 12 derniers mois, le Président Kaïs Saïed a pris des décisions unilatérales pour consolider son autorité et continue à faire taire ceux qui dénoncent le recul des libertés civiques. Nous présentons ci-dessous certaines restrictions aux libertés fondamentales qui visent à revenir sur les avancées démocratiques du pays acquises après les manifestations de 2011 et la transition politique, et nous appelons le président Kaïs Saïed et la communauté internationale à prendre les mesures appropriées pour consulter la société civile et le public, et à lever toutes les restrictions en cours.

Dissolution du Conseil supérieur de la magistrature et atteintes à l’état de droit

Le 7 février 2022, le président Kaïs Saïed a annoncé par décret la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature, le remplaçant par un Conseil supérieur de la magistrature provisoire. Le Conseil supérieur de la magistrature est un organe chargé de veiller au bon fonctionnement de la justice et à l’indépendance des autorités judiciaires, et était chargé de nommer les personnes à la plupart des postes au sein du système judiciaire. Au moment de l’annonce, les locaux du Conseil supérieur de la magistrature ont été bouclés par les forces de sécurité intérieure, empêchant ses membres d’accéder au bâtiment. Après sa création en 2016, le Conseil a été reconnu comme une avancée majeure dans la consolidation de l’état de droit, de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance du pouvoir judiciaire. La décision de dissoudre le Conseil a été précédée d’une série d’agressions verbales du président, qui a accusé le pouvoir judiciaire d’être corrompu, et a évoqué la nécessité de le « purifier » de la corruption. La Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, a noté que la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature constitue une violation manifeste des obligations de la Tunisie en vertu du droit international des droits de l’homme. La dissolution du Conseil est considérée comme une autre tentative de supprimer les contrôles nécessaires du pouvoir exécutif et représente un affront majeur à l’indépendance du pouvoir judiciaire, à la séparation des pouvoirs et à l’état de droit.

Amendements restrictifs visant à limiter les droits d’association

Nous sommes préoccupés par les projets d’amendements au décret-loi n° 2011-88 du 24 septembre 2011 relatifs aux associations qui cherchent à restreindre la capacité des organisations de la société civile à opérer librement, et à porter atteinte à la liberté d’association. Le projet proposé n’a pas encore été rendu public par les autorités, et nous craignons qu’il ne soit adopté à la hâte sans consultations adéquates avec la société civile et le public. Les amendements contiennent des dispositions vagues qui conféreraient aux autorités le pouvoir discrétionnaire d’interférer dans les activités des organisations de la société civile. Alors qu’en vertu du droit actuel, les associations deviennent des entités juridiques dès lors qu’elles soumettent une déclaration d’incorporation aux autorités compétentes. Un nouveau projet de loi alourdit les exigences bureaucratiques relatives à l’enregistrement des associations.

Selon le projet d’amendements, les associations ne peuvent se voir accorder une personnalité juridique que si leur demande d’enregistrement est approuvée par les autorités et rendue publique dans un journal officiel. Si cet amendement est adopté, de nombreuses associations risquent d’être contraintes de fonctionner en marge de la loi, car les autorités peuvent cibler les groupes travaillant sur des questions considérées comme sensibles pour l’État et retarder indéfiniment l’annonce de l’enregistrement du groupe au Journal officiel. Ces amendements interdisent aux associations de travailler sur des questions considérées par l’État comme une menace pour « l'unité de l’État et le système démocratique » et ne permettent aux associations de recevoir des fonds, des dons ou des subventions qu’après avoir été autorisés par le Comité tunisien des analyses financières. Ces amendements sont en contradiction avec les directives régionales et internationales en matière de droits humains sur la liberté de réunion et limiteraient sérieusement la liberté d’association en Tunisie.

L’autoritarisme alimenté par la concentration croissante du pouvoir entre les mains du président

Le 25 juillet 2021, le président Kaïs Saïed a suspendu le Parlement, levé l’immunité parlementaire, démis le Chef du gouvernement et pris le contrôle de l’Office national de la protection civile en invoquant l’article 80 de la Constitution. Il a cité la crise politique que traverse le pays, l’incapacité de l’État à gérer l’aggravation de la pandémie de Covid-19 et les difficultés économiques pour justifier ces mesures. Il a limogé quatre membres du Parlement et imposé des restrictions sur les voyages et les déplacements de certains responsables gouvernementaux.

Le 22 septembre 2021, la crise constitutionnelle a été exacerbée après que le président Kaïs Saïed a publié unilatéralement un décret présidentiel abolissant plusieurs sections de la Constitution et transférant les pouvoirs législatifs et les pouvoirs exécutifs du Chef du gouvernement entre les mains du président. En concentrant le pouvoir de cette manière, le président Kaïs Saïed a créé un système non démocratique sur lequel les contrôles visant à prévenir les dérives de l’État ne sont plus exercés. Cette concentration du pouvoir est survenue en même temps que des détentions arbitraires et des interdictions de voyager pour les personnes critiques du gouvernement, des restrictions imposées aux journalistes et aux médias, et la répression des manifestations pacifiques.

Le 6 octobre 2021, les forces de sécurité ont saisi le matériel de diffusion de Zitouna TV après que la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA) a jugé que la chaîne opérait illégalement. Avant cela, le 3 octobre, le présentateur de Zitouna TV, Amer Ayad, a été arrêté par les autorités et accusé de complot contre la sécurité de l’État. Il a été arrêté après avoir lu à l’antenne un poème écrit par le poète irakien Ahmed Matar, célèbre auprès de ses compatriotes et pour sa satire des dictateurs. Il critiquait également les actions du président Kaïs Saïed. Zitouna TV Network a été créée en 2012 après la destitution de l’ancien président Ben Ali. À ce jour, elle opère depuis le siège de l’Union nationale des journalistes tunisiens, après que ses bureaux ont été perquisitionnés en juillet 2021 et que les clés du bureau ont été confisquées. La chaîne s’est vu refuser l’autorisation de couvrir les événements et fonctionne désormais avec des séquences empruntées.

Modifications proposées à la Constitution tunisienne

Dans un discours à la nation le 13 décembre 2021, le président Kaïs Saïed a annoncé unilatéralement une feuille de route pour une transition politique et une consultation en ligne sur les réformes constitutionnelles et politiques qui débuterait en janvier 2022. Selon cette feuille de route, un Comité national sera mis en place pour examiner et combiner les propositions faites lors des consultations en ligne sur la nouvelle Constitution le 22 mars 2022. Cette étape sera suivie d’un référendum sur la Constitution en juillet, et d’élections législatives le 17 décembre. Si elle est mise en œuvre sous sa forme actuelle, la feuille de route prolonge dans les faits l’état d'urgence d’une année supplémentaire et donne au président Kaïs Saïed le temps de consolider davantage ses pouvoirs et de faire taire ses critiques. Si les élections ont lieu en décembre, cela signifie également que le président Kaïs Saïed aura réellement dissous le Parlement. Il a également ignoré tous les appels lancés par différents groupes en Tunisie en vue d’organiser un dialogue national, y compris les propositions de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), visant à créer un comité consultatif national afin de garantir un cadre juridique pour des réformes sociales et politiques inclusives.

Atteintes continues à la liberté de réunion et mesures à l’encontre des manifestants

Le 14 janvier 2022, les forces de sécurité ont dispersé par la force des manifestations pacifiques qui commémoraient le 11ème anniversaire du départ de l’ancien président Ben Ali et exprimaient des inquiétudes quant aux mesures prises par le président Kaïs Saïed pour consolider le pouvoir. Les forces de sécurité ont utilisé des matraques, des canons à eau et du gaz lacrymogène pour disperser les manifestations, faisant plusieurs blessés parmi les manifestants. Les forces de sécurité ont également eu recours à la violence pour réprimer les manifestations de janvier 2021 ; et plus de 1300 manifestants ont été arrêtés alors que les protestations contre les conditions économiques désastreuses, la corruption, l’impunité et la répression policière se sont multipliées dans tout le pays. Les forces de sécurité ont été déployées autour de l’avenue Habib Bourguiba à Tunis, le point de rencontre traditionnel de la manifestation de 2011 ; et ont empêché les manifestants d’atteindre l’avenue. Plusieurs manifestants ont été arrêtés. Les journalistes qui ont couvert les manifestations ont également été pris pour cible, la police leur réclamant les images des évènements couverts pendant les manifestations.

Le CIVICUS Monitor, une plateforme en ligne qui suit les menaces pesant sur la société civile dans les pays du monde entier, classe l’espace civique, c’est-à-dire l’espace pour la société civile en Tunisie, comme étant obstrué. La Tunisie figure aussi actuellement sur la liste de surveillance du Monitor.

Recommandations

Afin de rétablir le constitutionnalisme et l’état de droit et de mettre fin aux abus de pouvoir, nous recommandons ce qui suit.

Au gouvernement de la Tunisie

Réviser la feuille de route politique et ouvrir un processus de consultation qui implique toutes les parties prenantes pour un retour négocié au constitutionnalisme, à l’état de droit et à l’indépendance de la justice.

Mettre fin à la consultation virtuelle en cours pour une nouvelle Constitution, et créer un Comité consultatif national afin de garantir un cadre légal pour des réformes sociales et politiques inclusives.

Restaurer pleinement l’autorité du Conseil supérieur de la magistrature et rétablir les attributions de tous ses membres, afin de favoriser son indépendance dans la prise de décisions relatives aux questions judiciaires.

Retirer toutes les dispositions restrictives de la loi n° 2011-88 du 24 septembre 2011 et engager de vastes consultations avec la société civile, le public, l’opposition politique et les syndicats avant de proposer tout amendement aux lois à l’avenir.

Rétablir pleinement les pouvoirs du Parlement, rétablir l’immunité de tous les parlementaires et cesser de soumettre les parlementaires qui évoquent les dérives de l’État à un acharnement judiciaire et à des restrictions de voyage.

Rétablir pleinement tous les droits de diffusion de Zitouna TV, remettre tous les équipements saisis et cesser de prendre pour cible les médias indépendants.

Garantir la séparation des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire, conformément à la Constitution.

À l’Union européenne

Lancer un appel urgent au président Kaïs Saïed pour qu’il rétablisse l’autorité du Parlement et du Conseil supérieur de la magistrature et prenne des mesures immédiates pour garantir la séparation des pouvoirs, conformément à la Constitution.

Organiser une conférence internationale sur la Tunisie afin d’aborder la situation des droits humains, de rechercher des solutions à la crise économique et sociale et de restaurer l’état de droit.

Donner la priorité aux programmes de coopération qui ciblent les communautés en Tunisie et le public, afin de les sortir de la crise économique et sociale et de créer des espaces qui faciliteraient la participation politique.

À la communauté internationale

L’Union africaine, les États-Unis, la France et l’Allemagne doivent appeler de toute urgence le président Kaïs Saïed à rétablir l’ordre constitutionnel et l’état de droit, et à cesser de s’accorder plus de pouvoir.


Signé par :

  1. ACSIS Haiti
  2. Action for Change
  3. ACTIVISTS FOR CHANGE
  4. Admiral development organization
  5. Adopt A Goal For Development Initiative
  6. African Development and Peace Initiative (ADPI)
  7. AfricanDefenders, Pan African Human Rights Defenders
  8. Ambo University
  9. Amnesty International
  10. Arab NGO Network for Development (ANND)
  11. ArtLords
  12. Association des jeunes pour le développement et la protection des droits de l'homme
  13. Association for Promotion Sustainable development
  14. Aswa Community Development Initiative-ACDI
  15. Atlas Movement
  16. Audit Consult
  17. Bangladesh Institute of Human Rights (BIHR)
  18. BIFERD
  19. BOLCRIS INTERNATIONAL
  20. Brain Rest Project
  21. Brothers keeper organisation
  22. Burundi Child Rights Coalition
  23. CAAHRI
  24. Centre for Economic Social Cultural Rights in Africa (CESCRA)
  25. CHILDREN AND YOUNG PEOPLE LIVING FOR PEACE (CYPLP)
  26. Circles of Hope Community Support Group for PLHIV/AIDS
  27. CIVICUS: Global civil society alliance
  28. Club of Rome - EU
  29. Community development Pathway foundation
  30. Community Empowerment for Creative Innovation
  31. Community Health Education Sports Initiative Zambia
  32. Community initiative action group Kenya
  33. Community Support for Development in Kisumu
  34. Creative and Progressive Initiatives Development Organization (CAPIIDO)
  35. Cultural Youth Initiative Movement of Nigeria
  36. DISA
  37. Economic Empowerment and Human Rights Sierra Leone
  38. Education 4 Global Citizenship
  39. Emoghene Coop Finance Ltd.
  40. Entrepreneurship Initiative for African Youth (EIFAY Africa)
  41. FABIO
  42. Foundation for Democracy and Accountable Governance (FODAG)
  43. Foundation for Intercultural and Interreligious Dialogue Initiatives (FIIDI)
  44. Gender Equality Club Nigeria
  45. Give Hope Uganda
  46. Global Socio-economic and Financial Evolution Network (GSFEN)
  47. Godh Pakistan
  48. GRAMEEN DEVELOPMENT SOCIETY (GDS)
  49. Grassroot Development Support and Rural Enlightenment Initiative
  50. Gray2Green Movement
  51. Hope Community Foundation Africa
  52. I4C Hub Afrique
  53. IDOI
  54. Initiative for AMR
  55. Initiative Of Ruban Youths For Development
  56. Inspiration Lifeline
  57. INSPIRIT Creatives
  58. Integrated Agricultural Association (I.A.A)
  59. Intelligent INITIATE FOR PEACE AND SECURITY CONSCIOUSNESS
  60. International Association for Political Science Students
  61. International Movement for Advancement of Education Culture Social & Economic Development (IMAECSED)
  62. Intersection Association for Rights and Freedoms
  63. Jesmak Health & Safety Center
  64. JOINT Liga de ONGs em Moçambique
  65. Justice Development and Peace Commission
  66. Justice House
  67. Justice Makers Bangladesh
  68. Kanishksocialmedia
  69. Key populations Uganda
  70. Kuza Livelihood Improvement Projects
  71. Law Society of Azerbaijan
  72. Liberia Youth Initiative for Peace and Sustainable Development
  73. Libertarianism platform
  74. Libration group afikpo
  75. Mekaele Locate
  76. Migrant Workers Association of Lesotho
  77. Murray Law House
  78. NAJIm fashion world
  79. NATIONAL COALITION OF HUMAN RIGHTS DEFENDERS UGANDA
  80. Nelson Nohashi Ministry
  81. Nigeria association of social workers
  82. Nigerian Youths SDGs Network
  83. Northern Regional Youth Network
  84. Organisation for défense of human Rights
  85. Pan - African Peacemakers Alliance (PAPA)
  86. Parliamentary Network Africa
  87. Pasifika Foundation for Research and Development
  88. PEACE BUILDING TEAM
  89. PEOPLE'S FEDERATION FOR NATIONAL PEACE AND DEVELOPMENT(PEFENAP)
  90. REDECIM
  91. RUKIGA FORUM FOR DEVELOPMENT (RUFODE)
  92. Rural Infrastructure & Human Resource Development Organization (RIHRDO)
  93. Sauti ya Haki Tanzania
  94. Save the Climat
  95. Sayodhya Hyderabad
  96. Seeds of Hope Madagascar
  97. Shanduko Yeupenyu Child Care
  98. Shreeniti
  99. Sierra Leone School Green Clubs
  100. Somact
  101. South Sudan Community Change Agency
  102. TALENT PROVE YOUTH ORGANIZATION-SL
  103. Teca Manica
  104. Tech Knowers Environs Association
  105. The Awakening
  106. The Institute of Cultural Affairs
  107. The PLENTI Project
  108. The Wave Ke
  109. TIMRAN
  110. Tumaini
  111. Uganda Network of Businesses(UNB)
  112. Ukato International School
  113. Volunteer Activists Institute
  114. Vusda Enterprises
  115. Welfare of Children and Youth Association
  116. Widop Charity organization
  117. Women for change
  118. Women in Action
  119. World Literacy Foundation
  120. World Public Health Nutrition Association
  121. Wyatt Development Center
  122. Young League Pakistan
  123. Youth Advancement & Growth Initiative
  124. Youth Advocacy champions
  125. Youth Advocates for Change
  126. Youth Empowerment and Protection Civil Society
  127. Youth for Change and Development Organization
  128. Youth For Climate Tunisia
  129. Youth For Good Nepal
  130. Youth on Rock Foundation
  131. Zambian Governance Foundation
  132. Zimbabwe Initiative for Peace and Research