technologie

  • INNOVATION : « Les structures et pratiques conventionnelles en matière de droits humains ne sont plus optimales ou suffisantes »

    Ed RekoshCIVICUS s'entretient avec Edwin Rekosh, cofondateur et associé directeur de Rights CoLab, sur les effets de l'émergence des infrastructures numériques sur la société civile et sur l'importance de l'innovation et des droits numériques. Rights CoLab est une organisation multinationale de collaboration qui cherche à développer des stratégies audacieuses pour faire progresser les droits humains dans les domaines de la société civile, la technologie, les affaires et la finance. 

    Que fait Rights CoLab ?

    Rights CoLab génère des stratégies expérimentales et collaboratives pour relever les défis actuels en matière de droits humains dans une perspective systémique. En particulier, nous étudions et facilitons de nouvelles façons d'organiser l'engagement civique et de tirer parti des marchés pour provoquer un changement transformationnel.

    Nous voyons l'opportunité de soutenir l'engagement civique en s'appuyant sur des tendances en dehors de l'espace philanthropique traditionnel. Par exemple, nous nous intéressons aux modèles organisationnels issus de l'entreprise sociale, qui peuvent générer des revenus commerciaux pour soutenir les opérations. Nous nous intéressons également à l'utilisation de la technologie pour réduire les coûts et atteindre les objectifs de la société civile sans structure organisationnelle formelle, en gérant un site web ou une application par exemple. En outre, nous étudions le changement générationnel dans la façon dont les jeunes envisagent leur carrière, avec un nombre croissant de jeunes qui recherchent une vie professionnelle mêlant des objectifs de carrière à but non lucratif et à but lucratif. Nous pensons qu'il est impératif de développer des moyens plus efficaces de collaborer, notamment au-delà des frontières, des perspectives professionnelles et des domaines d'expertise.

    Parmi les défis que nous cherchons à relever, citons la résurgence de l'autoritarisme et des politiques populistes, qui ont renforcé l'accent mis sur la souveraineté nationale et la diabolisation des organisations de la société civile (OSC) locales, perçues comme des agents de valeurs et d'intérêts étrangers antagonistes. Nous cherchons également à aborder les réalités géopolitiques changeantes qui sapent l'infrastructure des droits humains construite au cours du dernier demi-siècle, ainsi que les héritages à long terme de la dynamique du pouvoir colonial. Enfin, nous cherchons à développer de nouvelles approches pour limiter l'impact négatif sur les droits humains du pouvoir croissant des entreprises, particulièrement aggravé par la pandémie.

    Quelle a été l'inspiration derrière la fondation de Rights CoLab ?

    La décision de créer Rights CoLab est partie du principe que le domaine des droits humains a atteint un stade de maturité, comportant de nombreux défis qui soulèvent des questions sur les structures et les pratiques étant devenues conventionnelles, mais peut-être plus optimales ou suffisantes.

    J'étais un avocat spécialisé dans les droits humains qui était passé de la pratique juridique dans un grand cabinet d'avocats à un travail pour une organisation de défense des droits humains à Washington, DC. L'expérience que j'ai vécue en gérant un projet en Roumanie au début des années 1990 a complètement transformé ma façon de voir les droits humains et mon rôle en tant qu'avocat américain. J'ai commencé à travailler main dans la main avec les OSC locales, jouant un rôle clé en tant que soutien en coulisse et connecteur de la société civile, reliant les OSC entre elles et aux ressources, et soutenant la mise en œuvre d'autres stratégies basées sur la solidarité.

    Peu après, j'ai fondé puis présidé PILnet, un réseau mondial d'avocats de l'intérêt public et du secteur privé dans l'espace de la société civile. Au moment où j'ai décidé de quitter ce poste, j'ai commencé à m'intéresser à la fermeture de l'espace pour la société civile que je voyais se produire autour de moi, et qui affectait particulièrement le travail que nous faisions en Russie et en Chine. J'ai fini par reprendre contact avec Paul Rissman et Joanne Bauer, les deux autres cofondateurs de Rights CoLab, et nous avons commencé à échanger des notes sur nos préoccupations et nos idées respectives concernant l'avenir des droits humains. Tous les trois, nous avons créé Rights CoLab afin de poursuivre la conversation, en examinant les défis actuels en matière de droits humains selon trois perspectives très différentes. Nous voulions créer un espace où nous pourrions poursuivre ce dialogue et faire appel à d'autres personnes pour favoriser l'expérimentation de nouvelles approches.

    Dans quelle mesure l'arène de la société civile a-t-elle changé ces dernières années en raison de l'émergence des infrastructures numériques ?

    Elle a changé de façon spectaculaire. L'une des principales conséquences de l'émergence des infrastructures numériques est que la sphère publique s'est étendue de multiples façons. Le rôle des médias est moins limité par les frontières et il y a beaucoup moins d'intermédiation par le contrôle éditorial. Cela représente à la fois une opportunité et une menace pour les droits humains. Les individus et les groupes peuvent influencer le discours public avec moins de barrières à l'entrée, mais d'un autre côté, la sphère publique n'est plus réglementée par les gouvernements de manière prévisible, ce qui érode les moyens traditionnels de responsabilité et rend difficile la garantie d'un terrain de jeu équitable pour le marché des idées. La technologie numérique permet également de faire preuve de solidarité au-delà des frontières d'une manière beaucoup moins restreinte par certaines des limitations pratiques du passé. En bref, bien que de nouvelles menaces pour les droits humains découlent de l'émergence des infrastructures numériques, les outils numériques offrent également des opportunités.

    Dans quelle mesure les droits et les infrastructures numériques sont-ils essentiels au travail de la société civile ?

    À bien des égards, les droits numériques sont secondaires par rapport aux structures, pratiques et valeurs de la société civile. La société civile découle intrinsèquement du respect de la dignité humaine, de l'esprit créatif de l'entreprise humaine et de la politique de solidarité. Les modes d'organisation des personnes entre elles pour s'engager dans le monde qui les entoure dépendent principalement de valeurs, de compétences et de pratiques à orientation sociale. La technologie numérique ne peut fournir que des outils, qui ne possèdent pas intrinsèquement ces caractéristiques. En ce sens, la technologie numérique n'est ni nécessaire ni suffisante pour organiser la société civile. Néanmoins, les technologies numériques peuvent améliorer l'organisation de la société civile, à la fois en exploitant certaines des nouvelles opportunités inhérentes à l'infrastructure numérique émergente, et en garantissant les droits numériques dont nous avons besoin pour éviter les conséquences négatives de l'infrastructure numérique émergente sur les droits humains.

    Nous nous efforçons d'identifier les approches de la société civile qui peuvent contribuer à résoudre ces problèmes. Un exemple est Chequeado, un média argentin à but non lucratif qui se consacre à la vérification du discours public, à la lutte contre la désinformation et à la promotion de l'accès à l'information dans les sociétés d'Amérique latine. Chequeado, qui existe sous la forme d'une plateforme technologique et d'une application, a pu s'adapter rapidement pour répondre à la pandémie de COVID-19 en développant un tableau de bord de vérification des faits. Celui-ci vise à dissiper la désinformation sur les origines, la transmission et le traitement du COVID-19, et combattre la désinformation qui conduit à la discrimination ethnique et à une méfiance croissante envers la science. Par conséquent, s'il est essentiel de comprendre les utilisations potentielles de la technologie numérique, il est tout aussi important de garder le cap sur des éléments qui ont peu à voir avec la technologie en soi, comme les valeurs, la solidarité et les normes et institutions fondées sur des principes.

    Comment le Rights CoLab promeut-il l'innovation dans la société civile ?

    Nous poursuivons l'innovation au sein de la société civile dans plusieurs dimensions : la façon dont les groupes de la société civile s'organisent, y compris leurs structures de base et leurs modèles de revenus ; la façon dont ils utilisent la technologie ; et les changements nécessaires à l'écosystème de la société civile internationale pour atténuer les effets négatifs des dynamiques de pouvoir contre-productives qui découlent du colonialisme.

    Pour les deux premières dimensions, nous nous sommes associés à d'autres centres de ressources afin de co-créer une carte géo-localisée d'études de cas illustrant l'innovation dans les formes organisationnelles et les modèles de revenus. Nous avons développé une typologie pour cette base de données croissante d'exemples qui met l'accent sur les alternatives au modèle traditionnel pour les groupes de la société civile basés localement - en d'autres termes, les alternatives au financement caritatif transfrontalier. Avec nos partenaires, nous développons également des méthodologies de formation et des stratégies de communication visant à faciliter l'expérimentation et l'adoption plus large de modèles alternatifs pour structurer et financer les activités de la société civile.

    Notre effort pour améliorer l'écosystème de la société civile internationale s'appuie sur un projet de changement systémique que nous avons lancé sous le nom de RINGO (Reimagining the International NGO). L'un des principaux axes du projet RINGO est l'intermédiation entre les grandes OSC internationales et les espaces civiques plus locaux. L'hypothèse est que les OSC internationales peuvent être un obstacle ou un catalyseur pour une société civile locale plus forte, et que la manière dont elle est organisée actuellement - avec des rôles dominants concentrés dans le nord et l'ouest du monde - doit être repensée.

    RINGO comprend un laboratoire social avec 50 participants représentant un large éventail de tailles et de types d'OSC, provenant de diverses régions géographiques. Au cours d'un processus de deux ans, le laboratoire social générera des prototypes qui pourront être testés dans le but de transformer radicalement le secteur et la manière dont nous organisons la société civile au niveau mondial. Nous espérons tirer des prototypes des enseignements précieux qui pourront être reproduits ou reformulés et mis à l'échelle. Il existe déjà de nombreuses bonnes pratiques, mais il y a aussi des dysfonctionnements systémiques qui ne sont toujours pas résolus. Nous sommes donc à la recherche de pratiques, de processus et de structures nouveaux et plus transformationnels. Si nous ne cherchons pas l'utopie, nous recherchons le changement systémique. C'est pourquoi le processus d'enquête avec le laboratoire social est vital, car il nous permet de creuser en profondeur les problèmes fondamentaux qui paralysent le système, en allant au-delà des pratiques palliatives et superficiellement attrayantes.

    Contactez Rights CoLab via sonsite web et suivez@rightscolab et@EdRekosh sur Twitter.

  • INTELLIGENCE ARTIFICIELLE : « Il doit y avoir un équilibre entre la promotion de l’innovation et la protection des droits »

    NadiaBenaissaCIVICUS parle avec Nadia Benaissa, conseillère en politique juridique chez Bits of Freedom, sur les risques que l’intelligence artificielle (IA) fait peser sur les droits humains et sur le rôle que joue la société civile dans l’élaboration d’un cadre juridique pour la gouvernance de l’IA.

    Fondée en 2000, Bits of Freedom est une organisation de la société civile (OSC) néerlandaise qui vise à protéger les droits à la vie privée et à la liberté de communication en influençant la législation et la politique en matière de technologies, en donnant des conseils politiques, en sensibilisant et en entreprenant des actions en justice. Bits of Freedom a également participé aux négociations de la loi de l’Union européenne sur l’IA.

    Quels risques l’IA fait-elle peser sur les droits humains ?

    L’IA présente des risques importants car elle peut exacerber des inégalités sociales préexistantes et profondément ancrées. Les droits à l’égalité, à la liberté religieuse, à la liberté d’expression et à la présomption d’innocence figurent parmi les droits touchés.

    Aux Pays-Bas, nous avons recensé plusieurs cas de systèmes algorithmiques violant les droits humains. L’un de ces cas est le scandale des allocations familiales, dans lequel les parents recevant des allocations pour la garde de leurs enfants ont été injustement ciblés et profilés. Le profilage a surtout touché les personnes racisées, les personnes à faible revenu et les musulmans, que l’administration fiscale a faussement accusés de fraude. Cette situation a entraîné la suspension des allocations pour certains parents et prestataires de soins, ainsi que des enquêtes hostiles sur leurs cas, ce qui a eu de graves répercussions financières.

    Un autre exemple est le programme de prévention de la criminalité ‘Top400' mis en œuvre dans la municipalité d’Amsterdam, qui profile des mineurs et des jeunes afin d’identifier les 400 personnes les plus susceptibles de commettre des délits. Cette pratique affecte de manière disproportionnée les enfants des classes populaires et les enfants non-blancs, car le système se concentre géographiquement sur les quartiers à faibles revenus et les quartiers de migrants.

    Dans ces cas, le manque d’éthique dans l’utilisation d’outils d’intelligence artificielle a entraîné une immense détresse pour les personnes concernées. Le manque de transparence dans la manière dont les décisions automatisées ont été prises n’a fait qu’accroître les difficultés dans la quête de justice et de redevabilité. De nombreuses victimes ont eu du mal à prouver les préjugés et les erreurs du système.

    Existe-t-il des tentatives en cours pour réglementer l’IA ?

    Un processus est en cours au niveau européen. En 2021, la Commission européenne (CE) a proposé un cadre législatif, la loi sur l’IA de l’Union européenne (UE), pour répondre aux défis éthiques et juridiques associés aux technologies de l’IA. L’objectif principal de la loi sur l’IA de l’UE est de créer un ensemble complet de règles régissant le développement, le déploiement et l’utilisation de l’IA dans les États membres de l’UE. Elle cherche à maintenir un équilibre entre la promotion de l’innovation et la protection des valeurs et des droits fondamentaux.

    Il s’agit d’une occasion unique pour l’Europe de se distinguer en donnant la priorité à la protection des droits humains dans la gouvernance de l’IA. Cependant, la loi n’a pas encore été approuvée. Une version a été adoptée par le Parlement européen en juin, mais il reste encore un débat final - un « trilogue » - à mener entre la Commission européenne, le Conseil européen et le Parlement européen. La Commission européenne s’efforce d’achever le processus d’ici la fin de l’année afin qu’il puisse être soumis à un vote avant les élections européennes de 2024.

    Ce trilogue a des défis considérables à relever pour parvenir à une loi sur l’IA complète et efficace. Les questions controversées abondent, y compris les définitions de l’IA et les catégories à haut risque, ainsi que les mécanismes de mise en œuvre et d’application.

    Qu’est-ce que la société civile, y compris Bits of Freedom, apporte à la table des négociations ?

    Alors que les négociations sur la loi se poursuivent, une coalition de 150 OSC, dont Bits of Freedom, demande instamment à la CE, au Conseil et au Parlement d’accorder la priorité aux personnes et à leurs droits fondamentaux.

    Aux côtés d’autres groupes de la société civile, nous avons activement collaboré à la rédaction d’amendements et participé à de nombreuses discussions avec des membres des parlements européen et néerlandais, des décideurs politiques et diverses parties prenantes. Nous avons fermement insisté sur des interdictions concrètes et solides, telles que celles concernant l’identification biométrique et la police prédictive. En outre, nous avons souligné l’importance de la transparence, de la redevabilité et d’un mécanisme de réparation efficace dans le contexte de l’utilisation des systèmes d’IA.

    Nous avons obtenu des résultats significatifs en matière de plaidoyer, notamment l’interdiction de l’identification biométrique en temps réel et a posteriori, une meilleure formulation des interdictions, des évaluations obligatoires de l’impact sur les droits fondamentaux, la reconnaissance de droits supplémentaires en matière de transparence, de redevabilité et de réparation, et la création d’une base de données obligatoire sur l’IA.

    Mais nous reconnaissons qu’il y a encore du travail à faire. Nous continuerons à faire pression pour obtenir la meilleure protection possible des droits humains et à nous concentrer sur les demandes formulées dans notre déclaration au trilogue de l’UE. Celles-ci tendent vers l’établissement d’un cadre de redevabilité, de transparence, d’accessibilité et de réparation pour les personnes touchées par ces enjeux, et à la fixation des limites à la surveillance préjudiciable et discriminatoire exercée par les autorités nationales chargées de la sécurité, de l’application de la loi et de l’immigration. Elles s’opposent ainsi au lobbying des grandes entreprises technologiques en supprimant les lacunes qui sapent la réglementation.

    Le chemin vers une réglementation complète et efficace de l’IA est en cours, et nous restons déterminés à poursuivre nos efforts pour faire en sorte que le cadre législatif final englobe nos demandes essentielles. Ensemble, nous visons à créer un environnement réglementaire en matière d’IA qui donne la priorité aux droits humains et protège les personnes.


    Contactez Bits of Freedom sur sonsite web ou sa pageFacebook, et suivez@bitsoffreedom sur Twitter.

  • TRAITÉ DES NATIONS UNIES SUR LA CYBERCRIMINALITÉ : « Il ne s’agit pas de protéger les États, mais les personnes »

    StephaneDuguinCIVICUS s’entretient avecStéphane Duguin ausujet dela militarisation de la technologie et des progrès réalisés envue d’un traité des Nations Unies sur la cybercriminalité.

    Stéphaneest un expert de l’utilisation des technologies perturbatrices, ce qui inclut les cyberattaques, les campagnes de désinformation et le terrorisme en ligne. Il est aussi le directeur général del’Institut CyberPeace,une organisation de la société civile (OSC) fondée en 2019 pour aider les OSC humanitaires et les communautés vulnérables àlimiter les dommages causés par les cyberattaques et àpromouvoir un comportement responsable dans le cyberespace. Elle mène des activités de recherche et de plaidoyer et fournit une expertise juridique et politique dans le cadre de négociations diplomatiques, notamment au sein duComité ad hoc des Nations Unies chargé d’élaborer la Convention sur la cybercriminalité.

    Pourquoi un nouveau traité des Nations Unies sur la cybercriminalité est-il nécessaire ?

    Plusieurs instruments juridiques portant sur la cybercriminalité existent déjà. Notamment, la Convention de Budapest sur la cybercriminalité duConseil de l’Europe de 2001 est le premier traité international visant à lutter contre la cybercriminalité et à harmoniser les législations pour renforcer la coopération dans le domaine de la cybersécurité. En avril 2023, il a été ratifié par 68 États dans le monde. Cette convention a été suivie par des outils régionaux tels que la Convention de l‘Union africaine sur la cybersécurité et la protection des données à caractère personnel de 2014, entre autres.

    Mais le problème de ces instruments réside dans leur application. La Convention de Budapest n’a même pas été ratifiée par la plupart des États, alors qu’elle est ouverte à tous. Et même lorsqu’ils ont été signés et ratifiés, ces instruments ne sont pas mis en œuvre. Cela signifie que les données ne sont pas accessibles au-delà des frontières, que la coopération internationale est compliquée à mettre en place et que les demandes d’extradition ne sont pas suivies d’effet.

    Il est urgent de remodeler la coopération transfrontalière pour prévenir et contrer les crimes, surtout d’un point de vue pratique. Les États qui ont plus d’expérience dans la lutte contre la cybercriminalité pourraient aider ceux qui ont moins de ressources en leur fournissant une assistance technique et en les aidant à renforcer leurs capacités.

    C’est cela qui rend si importantes les négociations actuelles de l’ONU tendant à une convention mondiale sur la cybercriminalité. En 2019, l’Assemblée générale des Nations Unies a créé le Comité spécial chargé d’élaborer une « Convention internationale globale sur la lutte contre l’utilisation des technologies d’information et de communication à des fins criminelles », en d’autres termes une Convention sur la cybercriminalité. Cela s’est fait dans un objectif de coordination des efforts entre des États membres, des OSC, dont l’Institut CyberPeace, des établissements universitaires et d’autres parties prenantes. Il s’agira du premier cadre international juridiquement contraignant pour le cyberespace.

    Les objectifs du nouveau traité sont de réduire la probabilité d’attaques et, lorsqu’elles se produisent, de limiter les dommages et de veiller à ce que les victimes aient accès à la justice et à des réparations. Il ne s’agit pas de protéger les États, mais les personnes.

    Quelles ont été les premières étapes de la négociation du traité ?

    La première étape a consisté à faire le point sur ce qui existait déjà et, surtout, sur ce qui manquait dans les instruments existants afin de comprendre ce qu’il restait à faire. Il était également important de mesurer l’efficacité des outils existants et de déterminer s’ils ne fonctionnaient pas en raison de leur conception ou parce qu’ils n’étaient pas correctement mis en œuvre. De plus, il était primordial de mesurer les dommages humains causés par la cybercriminalité afin de définir une base du problème que nous essayons d’aborder avec le nouveau traité.

    Il faudrait aussi un accord entre tous les États parties pour qu’ils cessent de se livrer eux-mêmes à la cybercriminalité. Curieusement, cela n’a pas été intégré dans les discussions. Il est pour le moins étrange d’être assis à la table des discussions sur les définitions des crimes cybernétiques et cyberdépendants avec des États qui mènent ou facilitent des cyberattaques. Les logiciels espions et la surveillance ciblée, par exemple, sont principalement financés et déployés par les États, qui financent également le secteur privé en achetant ces technologies avec l’argent des contribuables.

    Quels sont les principaux défis ?

    Le principal défi a été la définition du champ d’application du nouveau traité, c’est-à-dire de la liste des infractions à incriminer. Les infractions commises à l’aide des technologies de l’information et de la communication (TIC) appartiennent généralement à deux catégories distinctes : les infractions cyberdépendantes et les infractions facilitées par la technologie. Les États s’accordent globalement sur le fait que le traité devrait inclure les infractions cyberdépendantes, c’est-à-dire les infractions qui ne peuvent être commises qu’à l’aide d’ordinateurs et de TIC, telles que l’accès illégal à des systèmes informatiques, les attaques par déni de service et la création et diffusion de logiciels malveillants. Si ces infractions ne faisaient pas partie du traité, il n’y aurait pas de traité à proprement parler.

    L’inclusion des crimes facilités par la technologie est toutefois plus controversée. Il s’agit d’infractions commises en ligne, mais qui pourraient être commises sans les TIC, comme la fraude bancaire et le vol de données. Il n’existe pas de définition internationalement reconnue des crimes facilités par la technologie. Certains États considèrent les infractions liées au contenu en ligne, telles que la désinformation ou l’incitation à l’extrémisme et au terrorisme, comme des crimes cybernétiques. Ces infractions sont fondées sur la parole et leur incrimination peut conduire à la criminalisation de discours ou de l’expression en ligne, ce qui aurait des conséquences négatives sur les droits humains et les libertés fondamentales.

    De nombreux États susceptibles d’être futurs signataires du traité utilisent ce type de langage pour faire taire les dissidents. Toutefois, il y a un soutien général pour l’inclusion d’un nombre limité d’exceptions concernant les crimes facilités par la technologie, tels que l’exploitation sexuelle des enfants et les abus sexuels en ligne, ainsi que la fraude informatique.

    Il est impossible de parvenir à une délimitation large des crimes cybernétiques si elle n’est pas accompagnée de garanties très strictes en matière de droits humains. En l’absence de garanties, le traité ne devrait porter que sur un nombre limité de crimes. Mais il n’y a pas d’accord sur les garanties et leur mise en place, en particulier en ce qui concerne la protection des données personnelles.

    Or tant pour les victimes comme pour les auteurs de crimes, il n’y a aucune différence entre les crimes cybernétiques et les crimes cyberdépendants. Une victime de l’un est victime des deux. De nombreux groupes criminels – tout comme des acteurs étatiques - utilisent les mêmes outils, infrastructures et processus pour mener les deux types d’attaques.

    Même s’il est nécessaire d’inclure davantage de crimes cybernétiques, la manière dont cela est fait n’est pas la bonne, car il n’y a pas de garde-fous ou de définitions claires. La plupart des États qui font pression en ce sens ont abondamment démontré qu’ils ne respectent ni ne protègent les droits humains, et certains - dont la Chine, l’Égypte, l’Inde, l’Iran, la Russie et la Syrie - ont même proposé de supprimer toute référence aux obligations internationales en matière de droits humains.

    Un autre défi est l’absence d’accord sur la manière dont les mécanismes de coopération internationale devraient assurer le suivi pour garantir la mise en œuvre pratique du traité. Les modalités de coopération entre les États et les types d’activités qu’ils mèneront ensemble pour lutter contre ces crimes restent floues.

    Pour éviter que les régimes répressifs n’abusent du traité, nous devrions nous concentrer à la fois sur la portée des infractions passibles d’être poursuivies et sur les conditions de la coopération internationale. Par exemple, les dispositions relatives à l’extradition devraient inclure le principe de la double incrimination, ce qui signifie qu’un acte ne peut donner lieu à extradition que s’il constitue un crime à la fois dans le pays qui fait la demande et dans celui qui la reçoit. Ce principe est essentiel pour empêcher les États autoritaires d’utiliser l’extradition pour poursuivre les dissidents et commettre d’autres violations des droits humains.

    Qu’apporte la société civile aux négociations ?

    L’élaboration du traité devrait être un effort collectif visant à prévenir et à réduire le nombre de cyberattaques. En tant qu’organes indépendants, les OSC y contribuent en fournissant des informations sur les incidences sur les droits humains et les menaces potentielles, et en plaidant en faveur de garanties pour les droits fondamentaux.

    Par exemple, l’Institut CyberPeace analyse depuis deux ans les cyberattaques perturbatrices contre les établissements de santé dans le cadre de la COVID-19. Nous avons découvert au moins 500 cyberattaques ayant entraîné le vol des données de plus de 20 millions de patients. Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg.

    L’Institut CyberPeace soumet également au Comité des recommandations dont l’approche est centrée sur les victimes. Elles comprennent des mesures préventives, la redevabilité des auteurs sur la base de preuves, l’accès à la justice et à la réparation pour les victimes, et tendent à prévenir la revictimisation.

    Nous plaidons également en faveur d’une approche intrinsèquement fondée sur les droits humains, qui garantirait le plein respect des droits humains et des libertés fondamentales par le biais de protections et de garanties solides. Le langage de la Convention devrait faire référence à des cadres spécifiques de droits humains tels que la Déclaration universelle des droits de l’homme et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il est important que la lutte contre la cybercriminalité n’oppose pas la sécurité nationale aux droits humains.

    Ce cadre est d’autant plus important que les gouvernements exploitent depuis longtemps les mesures de lutte contre la cybercriminalité pour étendre le contrôle de l’État, élargir les pouvoirs de surveillance, restreindre ou criminaliser les libertés d’expression et de réunion et cibler les défenseurs des droits humains, les journalistes et l’opposition politique au nom de la sécurité nationale ou de la lutte contre le terrorisme.

    Pour résumer, l’objectif de la société civile est de démontrer l’impact humain des cybercrimes et de s’assurer que les États en tiennent compte lors de la négociation du régime et des réglementations - qui doivent être créés pour protéger les citoyens. Nous faisons entendre la voix des victimes, les plus vulnérables, dont la cybersécurité quotidienne n’est pas correctement protégée par le cadre international actuel. En ce qui concerne l’Institut CyberPeace, nous plaidons pour l’inclusion d’un champ limité de cybercrimes avec des définitions claires et étroites afin d’empêcher la criminalisation de comportements qui constituent l’exercice des libertés fondamentales et des droits humains.

    Où en sommes-nous dans le processus de négociation du traité ?

    Un document de négociation consolidé a servi de base à la deuxième lecture effectuée lors des quatrième et cinquième sessions tenues en janvier et avril 2023. La prochaine étape consistera à publier un avant-projet à la fin du mois de juin, qui sera négocié lors de la sixième session qui se tiendra à New York entre août et septembre 2023.

    Le processus aboutit normalement à une consolidation par les États, ce qui va être difficile car il y a beaucoup de divergences et un délai serré : le traité devrait être soumis au vote lors de la 78ème session de l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2024.

    Il y a un bloc d’États qui souhaitent un traité au champ d’application le plus large possible, et un autre bloc qui penche pour une convention au champ d’application très limité et aux garanties solides. Mais même au sein de ce bloc, des désaccords subsistent en ce qui concerne la protection des données, l’approche en termes de sécurité, et des questions éthiques portant sur des technologies spécifiques telles que l’intelligence artificielle.

    Quelles sont les chances que la version finale du traité respecte les normes internationales en matière de droits humains tout en remplissant son objectif ?

    Compte tenu de la manière dont le processus s’est déroulé jusqu’à présent, je ne suis pas très optimiste, en particulier sur la question du respect des normes en matière de droits humains. Il manque encore les définitions cruciales des garanties en matière de droits humains. Nous ne devons pas oublier que les négociations se déroulent dans un contexte de confrontation géopolitique tendue. L’Institut CyberPeace a retracé les attaques déployées depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Nous avons témoigné de plus de 1 500 campagnes d’attaques avec près de 100 acteurs impliqués, dont de nombreux États, et des impacts sur plus de 45 pays. Cette réalité géopolitique complique encore les négociations.

    Le texte qui est actuellement sur la table ne permet pas d’améliorer la vie des victimes dans le cyberespace. C’est pour cette raison que l’Institut CyberPeace reste engagé dans le processus de rédaction, afin d’informer et de sensibiliser les discussions en vue d’un résultat plus positif.


    Contactez l’Institut CyberPeace sur sonsite web ou sa pageFacebook, et suivez@CyberpeaceInst et@DuguinStephane sur Twitter.

  • TRAITÉ DES NATIONS UNIES SUR LA CYBERCRIMINALITÉ : « La société civile vérifie la véracité des arguments avancés par les États »

    IanTennantCIVICUS s’entretient avec Ian Tennant sur l’importance de la sauvegarde des droits humains dans le processus en cours d’élaboration d’un traité des Nations Unies sur la cybercriminalité.

    Ian estle président de l’Alliance des ONG pour la prévention du crime et la justice pénale, un vaste réseau d’organisations de la société civile (OSC) qui fait progresser les questions de prévention du crime et de justice pénale en s’engageant dans les programmes et processus pertinents de l’ONU. Il dirige la représentation multilatérale de Vienne et le Fonds de résilience de l’Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée, une OSC mondiale dont le siège se trouve à Genève et qui se consacre à la recherche, à l’analyse et à l’engagement sur toutes les formes de criminalité organisée et de marchés illicites. Les deux organisations participent en tant qu’observateurs aux négociations du traité des Nations Unies sur la cybercriminalité.

    Pourquoi un traité des Nations Unies sur la cybercriminalité est-il nécessaire ?

    Il n’y a pas de consensus sur la nécessité d’un traité des Nations Unies sur la cybercriminalité. Depuis que la question a été soulevée officiellement pour la première fois lors du Congrès des Nations Unies sur la criminalité en 2010, les organes de l’ONU qui prennent par consensus des décisions liées à la cybercriminalité, notamment la Commission des Nations Unies pour la prévention du crime et la justice pénale (CCPCJ), n’ont pas pu s’accorder sur la nécessité de ce traité. En 2019, cette question a fait l’objet d’un vote à l’Assemblée générale de l’ONU. La résolution lançant le processus vers un traité a été adoptée avec un soutien minoritaire, en raison d’un grand nombre d’abstentions. Néanmoins, le processus progresse maintenant et des États membres de tous bords participent au débat.

    La polarisation des positions sur la nécessité du traité s’est traduite par une polarisation des points de vue sur l’étendue du traité : les pays favorables au traité demandent l’inclusion d’un large éventail de crimes cybernétiques, tandis que les pays opposés au traité demandent un traité étroitement ciblé sur les crimes cyberdépendants.

    Comment faire pour que le traité ne soit pas utilisé par des régimes répressifs pour réprimer la dissidence ?

    L’équilibre entre les mesures efficaces contre la cybercriminalité et les garanties en matière de droits humains est la question fondamentale qui doit être résolue dans le cadre du processus de négociation de ce traité et, pour l’instant, on ne sait pas très bien comment on y parviendra. Le moyen le plus efficace de s’assurer que le traité ne soit pas utilisé pour réprimer la dissidence et d’autres activités légitimes est de veiller à ce qu’il porte sur un ensemble clair de crimes cyberdépendants avec des garanties adéquates et claires en matière de droits humains présentes dans l’ensemble du traité.

    En l’absence d’un traité sur les droits numériques, ce traité doit fournir ces garanties et sauvegardes. Sinon, il existe un risque réel qu’en établissant un vaste régime de coopération sans garanties adéquates, le traité soit utilisé par certains États comme un outil d’oppression et de suppression de l’activisme, du journalisme et d’autres activités de la société civile. Or, celles-ci sont essentielles dans toute stratégie efficace de réponse et de prévention de la criminalité.

    Dans quelle mesure la société civile peut-elle contribuer au processus de négociation ?

    Les négociations du traité ont été ouvertes aux OSC pour qu’elles puissent contribuer au processus par le biais d’une approche qui ne permet pas aux États d’opposer leur veto à des OSC individuelles. Les OSC ont la possibilité d’apporter leur contribution à chaque point de l’ordre du jour, ainsi qu’aux réunions intersessions lors desquelles elles peuvent présenter et mener des discussions avec les États membres. Ce processus est, d’une certaine manière, un modèle que d’autres négociations de l’ONU pourraient suivre comme meilleure pratique.

    Les OSC, ainsi que le secteur privé, apportent des perspectives essentielles sur les impacts potentiels des propositions faites dans le cadre des négociations du traité, sur les questions pratiques, sur la protection des données et sur les droits humains. Fondamentalement, les OSC vérifient les faits et fournissent des preuves pour étayer ou contester les arguments avancés par les États membres lorsque des propositions sont faites et que des compromis potentiels sont discutés.

    Quels sont les progrès réalisés jusqu’à présent et quels ont été les principaux obstacles aux négociations ?

    Officiellement, le comité ad hoc n’a plus que deux réunions à tenir avant l’adoption du traité : une réunion aura lieu en août et l’autre au début de 2024. Le Comité a déjà tenu cinq réunions, au cours desquelles l’ensemble des questions et des projets de dispositions à inclure dans le traité ont été discutés. La prochaine étape consistera en l’élaboration d’un projet de traité par le président, qui sera ensuite débattu et négocié lors des deux prochaines réunions.

    Le principal obstacle a été l’existence de différences assez fondamentales dans les visions du traité, qui vont d’un traité large permettant l’incrimination et la coopération pour une gamme variée d’infractions à un traité étroit axé sur les crimes cyberdépendants. À cause de ces différences d’objectifs, le Comité a jusqu’à présent manqué d’une vision commune. Dans les mois à venir, c’est à cette vision que les négociations devront parvenir.

    Quelles sont les chances que la version finale du traité respecte les normes internationales en matière de droits humains tout en remplissant son objectif ?

    Cela dépend des négociateurs de toutes les parties et de la distance qu’ils sont prêts à parcourir pour parvenir à un accord : c’est cela qui déterminera si le traité a un impact significatif sur la cybercriminalité tout en restant fidèle aux normes internationales en matière de droits humains et à l’éthique générale des Nations Unies en matière de droits humains. Ce serait le résultat optimal, mais compte tenu de l’atmosphère et des défis politiques actuels, il sera difficile à atteindre.

    Il est possible que le traité soit adopté sans garanties adéquates et que, par conséquent, seul un petit nombre de pays le ratifie. Cela non seulement diminuerait son utilité, mais également ferait porter les risques en matière de droits sur les seuls pays signataires. Il est également possible que le traité contienne des normes très élevées en matière de droits humains, mais que, là encore, peu de pays le ratifient, ce qui limiterait son utilité pour la coopération mais neutraliserait les risques qu’il présente pour les droits humains.


    Contactez l’Alliance des ONG pour la prévention du crime et la justice pénale sur sonsite web et suivez@GI_TOC et@IanTennant9 sur Twitter.

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