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En vue de la publication du Rapport sur l'état de la société civile 2018 sur le thème de « Réinventer la démocratie », nous parlons et échangeons avec des activistes et des leaders de la société civile à propos de leur travail pour promouvoir les principes et des pratiques démocratiques, sur les défis qu'ils rencontrent et les victoires qu'ils obtiennent. CIVICUS parle aujourd’hui à Cheikh Fall, président de la Ligue des Blogueurs et cyber-activistes africains pour la Démocratie, Africtivistes,un groupe de plus de 200 jeunes journalistes, blogueurs et activistes de plus de 40 pays africains et de la diaspora (dont Haïti), cherchantà renforcer la démocratie, la bonne gouvernance et les droits humains via les technologies de l’information et de la communication.
Il semble que le travail d’Africtivistes est fortement focalisé sur les processus électoraux. Pourquoi donc ?
En Afrique, et pas seulement en Afrique de l’Ouest, les crises surviennent très souvent en période pré- ou post-électorale. Juste pour donner quelques exemples de la dernière décennie, plus de 1000 personnes ont été tuées et 600 000 déplacées en 2007 durant la crise post-électorale en République Centrafricaine ; il y a eu 3 248 morts durant la crise post-électorale en Côte d’Ivoire en 2010 ; plus de 800 morts dans le nord du Nigeria après l’élection présidentielle d’avril 2011 ; 24 personnes tuées après la proclamation des résultats de l’élection présidentielle de 2011 en République Démocratique du Congo ; et entre 800 et 1500 morts, et 180 000 à 600 000 personnes déplacées lors de la crise post-électorale au Kenya en 2007.
Dans certains pays, le processus électoral est souvent émaillé de violences et de graves dysfonctionnements des institutions électorales qui constituent des menaces réelles à la paix. Car les mauvaises pratiques qui affectent la crédibilité des résultats donnent irrémédiablement lieu à des contestations annonciatrices de conflits post-électoraux aux conséquences imprévisibles. Les rapports des multiples missions d’observation nationales et internationales font régulièrement état des mêmes faiblesses techniques, institutionnelles et socio-éducatives, mais leurs recommandations restent lettre morte.
Les deux principales causes sous-jacentes à ces entraves à la démocratie sont l’absence d’une volonté politique réelle d'organiser des élections démocratiques et crédibles, et la faible éducation civique et électorale des populations. On sait que le manque d’accès à une bonne information contribue largement à attiser les tensions.
Donc, l’Afrique doit d’abord connaître des transitions politiques libres et transparentes. La stabilité des Etats africains est la condition sine qua non à tout processus de démocratisation et de développement.
Pensez-vous que la situation a quelque peu changé avec l’avènement des nouvelles technologies de l'information et des communications ?
Je pense qu’il y a eu un progrès assez significatif. Depuis l'arrivée d'internet sur le continent, les citoyens sont outillés d’une nouvelle arme de communication, de prise de parole et d’interpellation des politiques. Le suivi, les critiques, les remarques et commentaires sur les différentes missions des pouvoirs publics se font de façon plus simple et deviennent plus accessibles à la population.
Dans les années 2000 naissaient les premiers espaces publics d’information sur internet avec des portails présentant des forums de discussion, des profils personnels et des services de messagerie sécurisés. Ces outils ont considérablement amélioré l'implication citoyenne des africains dans la vie politique de leur pays.
Quelques années plus tard, les blogs, les réseaux sociaux et les plateformes de vidéoblog ont encore changé pour les citoyens leur façon de vivre la citoyenneté. C’est ainsi qu’en 2010, la Côte d’Ivoire s’est appuyée sur la mobilisation de sa jeunesse connectée pour aider à reconstruire la paix. Durant la même année, une révolution sans précédent s'est produite en Afrique du Nord avec un rôle central joué par les nouveaux médias et internet. Un an plus tard, le Sénégal a connu sa première « Soft Revolution » : une révolution pacifique, douce et citoyenne s'appuyant exclusivement sur les réseaux sociaux pour assurer et garantir un processus électoral libre et transparent jusqu'à l’aboutissement d'une élection présidentielle véritablement démocratique.
En somme, avec l’avènement du numérique et des réseaux sociaux, nous avons connu et nous sommes toujours en train de connaître une nouvelle dynamique citoyenne dans nos pays respectifs. Et cette dynamique-là, c’est en quelque sorte le résultat d’une expression ou d’un besoin de citoyenneté. Cela est une aubaine pour les démocraties africaines, car elle consiste à s’exprimer dans les médias ou faire son exercice de citoyen responsable en donnant son avis et en portant des arguments sur des sujets d’intérêt public, déplaçant ainsi le débat public au niveau des espaces de connexion, des espaces d’interaction comme les réseaux sociaux.
Aujourd’hui, le digital est devenu un outil d’engagement citoyen, un outil de sensibilisation, d’éveil de conscience, d’implication, d’interpellation, de suivi, de veille et de monitoring. Il a permis de consolider les acquis démocratiques, et aussi de mettre à l’épreuve certaines démocraties ; et cela ne peut être qu’une bonne chose pour nos démocraties.
Mais l’Afrique a besoin d’être outillée, accompagnée, préparée afin qu’elle s’implique et qu’elle participe à cette révolution digitale. Nous avons une chance et cette chance, nous ne l’avons pas connue avec la révolution industrielle. Cette chance, c’est d’être au même niveau que les autres continents, au même niveau que tout le monde par rapport à la révolution digitale. C’est juste de l’audace et du courage qu’il nous faut pour intégrer cette révolution et la porter pour le bien du continent. On n’a pas mal d’initiatives portées par l’Afrique et les Africains qui permettent de parler aujourd’hui de participation africaine à la révolution digitale, mais c’est loin d’être suffisant.
Quel rôle Africtivistes a-t-il joué dans ce contexte ?
Il est à noter qu’Africtivistes n'est pas sorti de nulle part ; il y a eu des antécédents au travail que nous faisons. Dans les années 2000, plusieurs mouvements sociaux ont été créés en Afrique en réponse aux violations des droits de l'homme et pour favoriser une participation citoyenne et un engagement civique accrus. En fait, de nombreuses actions citoyennes ont été initiées, financées et menées à travers le continent par des citoyens. En 2007, de jeunes Kenyans ont créé, au cours de la crise post-électorale, une application Web appelée Ushahidi qui permettait aux gens qui habitaient près des zones de conflit de reporter et visualiser les « endroits dangereux ». L’application a depuis été utilisée partout dans le monde.
En 2010, les jeunes Ivoiriens ont lancé #CIV2010 et #CIVSOCIAL, des hashtags correspondant à deux initiatives citoyennes pour relever les défis de la période électorale et pour faire face à la crise post-électorale.
En 2012, des blogueurs sénégalais ont couvert l’ensemble du processus électoral avec un nouveau système numérique de suivi et d’observation, #SUNU2012, empêchant ainsi la fraude, et donc dans une moindre mesure une crise post-électorale potentielle. Cette e-observation a été une percée pour la participation citoyenne en Afrique. Le seul outil disponible pour ces jeunes étaient leurs téléphones mobiles ; et leur plan était de prendre des photos des feuilles de résultats à chaque centre de pointage pendant qu’une application calculait les résultats puis en informait le grand public, avant même que ne le faisaient les journalistes. Aussi en 2012, les jeunes Ghanéens ont lancé #GhanaDecides, une réponse à la participation des citoyens dans les processus électoraux.
De 2012 à 2015, l’Afrique a connu plusieurs autres initiatives citoyennes : #Vote229 au Bénin, #GuinéeVote en Guinée, le Mackymètre au Sénégal, le Buharimeter au Nigeria, le Présimètre au Burkina Faso, et le Talonmètre au Bénin.
En somme, c’était la solidarité spontanée de jeunes citoyens africains en ligne engagés dans un changement socio-démocratique qui a déclenché la mise en place d’un réseau panafricain. La création d’Africtivistes a montré l’importance de se connecter physiquement après avoir maintenu des liens forts en ligne.
La première action réussie de notre réseau, et ce avant même son lancement officiel, fut la campagne #FreeMakaila qui a sauvé le journaliste tchadien Makaila Nguebla d’être extradé du Sénégal vers le Tchad. Makaila a finalement été expulsé en Guinée où la communauté s’est mobilisée pour l’accueillir avant qu’il ne lui soit offert l’asile par la France. Puis, et bien que précédemment expulsé par le Sénégal, Makaila a été autorisé à assister au premier sommet Africtivistes en 2015 se déroulant à Dakar.
De 2015 à ce jour, nous avons ensemble avec tous les membres de notre organisation porté avec la plus grande énergie plusieurs campagnes, et nous avons soutenu plusieurs initiatives citoyennes en Afrique et en dehors du continent par solidarité. Depuis 2015, nous partageons notre vision par rapport à la démocratie participative, à la politique de transparence, à la bonne gouvernance ainsi qu’à la démarche globale de reddition des comptes. Nous partageons des valeurs communes et c’est cela la force de notre réseau.
Pouvez-vous donner quelques exemples du travail accompli par Africtivistes jusqu'à présent ?
Un exemple est celui de la Gambie, où Africtivistes a très souvent travaillé en amont avec les organisations de la société civile, les journalistes et les activistes gambiens pendant plus d’une année avant l’élection présidentielle de 2016, sur tout ce qui est information, campagne, collecte de données sur la Gambie. Ensuite, nous avons formé plusieurs activistes et journalistes gambiens sur la lutte contre la censure numérique, contre la surveillance et enfin sur tous les outils en ce qui concerne la cybersécurité. Cela leur a permis d’avoir une marge d’avance sur ce qui allait les empêcher de travailler, et ainsi de pouvoir informer le monde entier.
Le constat, c’est quoi ? Au-delà même des exactions, des violations des droits humains par le président Yaya Jammeh au cours de l’élection présidentielle (par exemple, les réseaux de télécommunication ont été coupés, et une certaine censure au niveau des médias classiques a été appliquée), cela n’a pas empêché que sortent les informations de la Gambie via internet. Vous l’avez sans doute constaté, le jour de l’élection présidentielle, et malgré la censure, toutes les informations sur le vote, le déroulement du vote, les résultats étaient systématiquement publiés sur internet. Quand il s’est agi de la fermeture des stations radio, nous avons mis à la disposition de certains journalistes gambiens une radio pirate en ligne pour les aider à continuer d’informer le monde.
Ensuite, nous avons porté des initiatives sur internet afin de faire des campagnes ciblées, organisées contre certains régimes lorsqu’ils ont tenté d’emprisonner ou d’intimider ou de censurer chez eux. On a vu ce qui s’est passé avec le Cameroun où internet a été coupé à un moment donné ; ce qui s’est passé avec le Tchad lors de la dernière élection présidentielle ; ce qui s’est aussi passé dans un pays de l’Afrique de l’Ouest, le Togo où avec les manifestations, internet et les réseaux sociaux sont très souvent coupés.
Depuis 2015, aussi nous avons aidé pas mal d’acteurs de la société civile qui ont eu des soucis chez eux et qui ont été exfiltrés. On en compte quatre, notamment ; des activistes ou journalistes blogueurs obligés de fuir leur pays parce qu’ils subissaient des répressions, des violences, des menaces par rapport à leur intégrité et leur sécurité. C’est pourquoi en 2017, nous avons entamé un vaste programme de formation et de renforcement des capacités pour les journalistes, acteurs des médias et de la société civile sur leur cybersécurité.
Quelles sont vos recommandations pour d’autres organisations de la société civile qui cherchent à promouvoir la démocratie participative ?
On ne peut pas prétendre être des gendarmes derrière des chefs d’Etat. Nous nous réclamons tout simplement être des vigies, des sentinelles de la démocratie en commençant par nous-mêmes. C’est ce que nous faisons en tant que citoyens, en respectant déjà ce que nos lois nous imposent, en essayant de servir de modèles et en poussant d’autres à faire comme nous. Une fois qu’on joue notre rôle de citoyens responsables, c’est à partir de ce moment-là qu’on devient une force d’interpellation auprès des gouvernants pouvant les relancer, leur rappeler leurs responsabilités par rapport à des engagements politiques qu’ils ont pris pour la bonne marche de la société.
Nous ne prétendons pas être non plus des adversaires politiques ni des opposants politiques mais une force citoyenne qu’on veut responsable, qui est en mesure d’interpeller et aussi de proposer des choses qui pourraient amener nos Etats et nos démocraties à aller de l’avant.
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